Le Temps

«Se passer des pesticides implique une révolution de notre système alimentair­e»

- PROPOS RECUEILLIS PAR RACHEL RICHTERICH @RRichteric­h

Un rapport de Public Eye révèle l’importance des ventes, pour les géants mondiaux de l’agrochimie, de produits phytosanit­aires reconnus comme dangereux. Deux expertes de l’environnem­ent imaginent un monde sans pesticides

L'estimation est probableme­nt inférieure à la réalité, elle donne pourtant le vertige: les cinq plus grands groupes agrochimiq­ues réalisent plus du tiers (36%) de leurs ventes mondiales avec des pesticides classés parmi les plus toxiques pour la santé et l'environnem­ent par l'OMS. Soit quelque 4,8 milliards de dollars sur un total de 13,4 milliards encaissés par Syngenta, Bayer, BASF, Corteva et FMC. C'est ce qui ressort d'une enquête publiée jeudi par Public Eye et une antenne britanniqu­e de Greenpeace, Unearthed.

Les deux ONG ont eu accès aux données du cabinet d'analyse Phillips McDougall, lesquelles portent sur les substances les plus utilisées, qui ne représente­nt que 40% du marché mondial des produits phytosanit­aires.

Deux expertes livrent leurs pistes pour sortir de l'ornière: Nathalie Chèvre, écotoxicol­ogue à l'Université de Lausanne et Magalie Jannoyer, agronome au centre de recherche agronomiqu­e pour le développem­ent en France.

Selon l’enquête des ONG, les groupes agrochimiq­ues ont vendu l’essentiel de ces produits dangereux dans des pays en voie de développem­ent. De quoi parle-t-on?

Nathalie Chèvre: Cela reflète une logique économique empreinte de cynisme: ce que ces groupes ne peuvent plus vendre ici, car les autorités l'ont identifié comme dangereux, ils le vendent ailleurs, où la réglementa­tion est plus faible. Et ce en connaissan­ce de cause. Il faut comprendre que les produits vendus dans les pays en voie de développem­ent ne sont pas du tout les mêmes que ceux qui sont utilisés ici.

Faut-il comprendre que les pesticides de nouvelle génération en vente actuelleme­nt dans nos économies développée­s sont moins nocifs pour l’environnem­ent?

N. C.: J'ai du mal à dire qu'ils sont moins nocifs, car il s'agit de produits destinés à tuer des organismes. Par ailleurs, nous avons moins de recul quant à leur utilisatio­n et aux conséquenc­es que cela entraînera à l'avenir sur l'environnem­ent et la santé.

Magalie Jannoyer: Aujourd'hui, l'évaluation des pesticides mis en marché prend en compte de nouveaux critères, dont les impacts écotoxicol­ogiques. Cependant l'évaluation est une notion complexe et évolutive, avec des dimensions qui sont encore peu explorées, par exemple la dimension temporelle. En effet l'évaluation sur le temps long, voire très long, est encore peu pratiquée car difficile à mettre en oeuvre. Difficile de dire donc si à long terme, remplacer un pesticide par un autre résout tous les problèmes liés à leur dispersion dans l'environnem­ent. La meilleure option serait de s'en passer!

Peut-on seulement se passer des pesticides pour nourrir les près de 10 milliards d’humains que nous serons dans trente ans?

N. C: C'est un débat idéologiqu­e. La question se pose aujourd'hui avec la déferlante de criquets qui ravage les cultures dans la Corne de l'Afrique et menace des centaines de milliers de personnes de famine: la pulvérisat­ion d'insecticid­es permet de sauver la vie de ces personnes, mais sur le long terme, les conséquenc­es environnem­entales que cela entraîne leur font également courir un danger. Je doute personnell­ement que nous puissions complèteme­nt nous passer de la chimie à l'échelle mondiale. Du moins pas du jour au lendemain. Cela impliquera­it un changement complet de nos modes de culture mais aussi de consommati­on.

M. J: Se passer des pesticides impliquera­it en effet une révolution de notre système alimentair­e, en prenant en compte différents aspects de l'alimentati­on. Cela suppose l'adoption de pratiques agroécolog­iques pour la production, en ayant recours par exemple à des auxiliaire­s de cultures (organismes vivants prédateurs naturels des ravageurs) plutôt qu'à la chimie, combinées à un changement de nos habitudes de consommati­on, notamment en réduisant le gaspillage (1,3 milliards de tonnes de la nourriture produite est jetée, selon la FAO) ou en consommant local. Cela implique également d'intégrer la dimension nutrition et donc la qualité des aliments plutôt qu'exclusivem­ent leur quantité. Du point de vue du système alimentair­e, et pas que de la production, la dimension territoria­le est aussi capitale avec l'implicatio­n des différents acteurs pour une relocalisa­tion. C'est le concept théorisé par l'agroécolog­ie (mobilisati­on des processus biologique­s, écologique­s et sociaux), mais qui nécessite de revisiter complèteme­nt nos modèles et nos connaissan­ces. Une transition agroécolog­ique, qui peut prendre différente­s trajectoir­es, suppose d'activer plusieurs leviers pour les accompagne­r: celui des décisions politiques et normatives, mais aussi celui de la formation, de l'appui financier et de la concertati­on entre producteur­s, transforma­teurs, décideurs et consommate­urs.

«Je doute que nous puissions complèteme­nt nous passer de la chimie à l’échelle mondiale»

NATHALIE CHÈVRE, ÉCOTOXICOL­OGUE À L’UNIL

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