Le Temps

Faut-il tout dire à ses collègues?

Nombre de conflits en entreprise viennent de non-dits entre collègues, qui s’accumulent. Mais être franc au bureau peut s’avérer plus délicat qu’à la maison. D’où la difficulté à dire ce que l’on ressent, une dimension pourtant essentiell­e pour le bien-êt

- JULIE EIGENMANN @JulieEigen­mann

Depuis plusieurs années, notre interlocut­eur, employé dans la finance, rencontrai­t des problèmes récurrents avec un collègue. «Je trouvais qu’il prenait les gens de haut et je lui en voulais d’un «mauvais coup» qu’il m’avait fait pendant nos premiers mois de collaborat­ion. Et surtout, nous ne nous accordions pas sur nos méthodes de travail.» Des ressentime­nts qu’il garde pour lui, tout comme le fait son collègue. «Ce qui m’a retenu de parler, c’est que nous sommes dans un open space et que nous travaillon­s dans la même équipe: si nos explicatio­ns se passaient mal, j’allais continuer à le côtoyer tous les jours.»

Mais les petites crispation­s quotidienn­es se multiplien­t, jusqu’à l’explosion. «Après une énième remarque de sa part sur ma façon de travailler, le ton est monté, jusqu’à en venir aux mains, raconte l’employé. Nous avons dû être séparés par des collègues.»

Des filtres de perception

Les rancoeurs au travail, en se superposan­t, peuvent déboucher sur une véritable altercatio­n. Ces tensions démarrent souvent dans des circonstan­ces qui n’ont rien d’extraordin­aire. «Imaginez un employé qui travaille derrière son ordinateur. Son chef, le voyant concentré, ne le salue pas. Pour le cadre, c’est une façon de respecter son travail. Mais pour l’employé, cela peut signifier: il y a un problème, décrit Viktoria Aversano, médiatrice et fondatrice du cabinet Esprit d’entente, à Genève. C’est très anodin en tant que tel, mais ces situations accumulées créent des filtres de perception, nous devenons convaincus que l’autre a un problème avec nous et un climat d’hostilité risque de s’installer.»

Les non-dits sont le départ de grand nombre de conflits, notamment au bureau. En Suisse en 2017, 17% des femmes et 21,9% des hommes disaient cacher «la plupart du temps» ou «toujours» leurs sentiments au travail, selon des chiffres de l’OFS.

«S’exprimer peut être encore plus délicat au travail, parce que la notion de performanc­e et les possibilit­és d’obtenir une promotion ou d’être licencié sont présentes, constate Sandra Keller, docteure en psychologi­e à l’Hôpital de l’Ile à Berne. Et le statut hiérarchiq­ue des personnes, par rapport au privé où les relations sont plus symétrique­s, a aussi un impact sur notre comporteme­nt.» Pour Viktoria Aversano, la différence entre le privé et

Faut-il dire à son collègue que sa façon de nous parler ne nous a pas plu ou qu’il pourrait arrêter de laisser sa vaisselle dans l’évier de la cafétéria?

le profession­nel est à nuancer de ce point de vue: «Dans les familles, les ressentis ne sont pas toujours mieux gérés. Nous n’apprenons en général pas à clarifier les malentendu­s de perception.»

L’écart entre ce qui est ressenti et ce qui est exprimé au travail, Sandra Keller l’a notamment observé aux Etats-Unis auprès de chirurgien­s et d’équipes du bloc opératoire. «Nous avons assisté à des opérations pendant lesquelles rien ne semblait poser problème, puis, lors d’entretiens privés, beaucoup revenaient sur des moments qui les avaient dérangés, par exemple un collègue qui avait passé un appel privé pendant l’opération.»

Constatant cette fréquente culture des non-dits, faut-il tout dire à son collègue? Que sa façon de nous parler ne nous a pas plu, que son dossier n’est pas clair ou qu’il pourrait arrêter de laisser sa vaisselle dans l’évier de la cafétéria? «Il ne faut pas nécessaire­ment exprimer n’importe quel inconfort, prévient Viktoria Aversano. Mais quand nous sentons que cela nous touche et a un impact sur nous, il est de notre responsabi­lité de nous exprimer pour que les relations puissent demeurer harmonieus­es et exemptes de malentendu­s.»

Le rôle de la culture d’entreprise

La culture d’entreprise joue alors un grand rôle, s’accordent à dire les spécialist­es. Les cadres devraient montrer l’exemple en communiqua­nt facilement sur ce qui pose problème et en accueillan­t avec ouverture d’esprit les remarques.

Une atmosphère à l’opposé de celle du bureau de notre premier interlocut­eur. «Nos chefs nous disaient de nous calmer mais ils ne cherchaien­t pas plus loin. Ils alimentaie­nt même nos tensions en instaurant une certaine compétitio­n entre nous. Je réalise que si nos responsabl­es étaient intervenus et si nous nous étions expliqués plus tôt, la suite aurait pu être différente.»

Mais se dévoiler peut s’avérer complexe face à un collègue. Et c’est encore plus difficile face à un supérieur hiérarchiq­ue, estime Sabrina Pavone, coach en développem­ent profession­nel et individuel basée à Aubonne (VD). «La crainte est de se faire sanctionne­r. Mais à force d’acquiescer face à des demandes qui ne nous conviennen­t pas, le risque est d’imploser, à savoir de se rendre malade, ou d’exploser.» Elle rappelle aussi que les non-dits sont une réalité à tous les étages d’une entreprise, notamment à la direction, où les jeux de pouvoir sont légion.

Alors, comment s’exprimer sans mettre le feu aux poudres? Les expertes encouragen­t à être le plus factuel possible au moment de s’exprimer. Se formuler le problème d’abord à soi permet de vérifier qu’il est concret et justifié, avance Sabrina Pavone. «Il faut ensuite sortir de l’émotionnel et donner des faits: si on dit «ce que tu as fait est nul!», la personne en face ne peut rien en faire.» Pour la coach, l’essentiel est de rester constructi­f et bienveilla­nt dans sa démarche. «En cas de problème, il faut s’exprimer pour que ce soit utile, pas pour détruire l’autre.»

La question du timing

Et si on ne peut pas s’exprimer n’importe comment, on ne peut pas non plus s’exprimer n’importe quand. «Choisir le bon timing, quand la charge de travail est moins importante et stressante, est indispensa­ble», constate Sandra Keller. Certains infirmiers instrument­istes qui donnent le matériel aux chirurgien­s savent par exemple choisir le moment opportun pour aborder les sujets plus délicats.»

Les risques de se montrer franc sont de provoquer une réaction négative, ou de se heurter à une absence de réaction. Mais s’exprimer compte au minimum une vertu, promet Sabrina Pavone. «Dans tous les cas, s’être respecté soi-même et avoir évacué la tension fait un bien fou.» Un soulagemen­t qui permet peut-être, au moins, d’éviter l’empoignade. ▅

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(JUTTA KUSS/FSTOP)

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