Faut-il tout dire à ses collègues?
Nombre de conflits en entreprise viennent de non-dits entre collègues, qui s’accumulent. Mais être franc au bureau peut s’avérer plus délicat qu’à la maison. D’où la difficulté à dire ce que l’on ressent, une dimension pourtant essentielle pour le bien-êt
Depuis plusieurs années, notre interlocuteur, employé dans la finance, rencontrait des problèmes récurrents avec un collègue. «Je trouvais qu’il prenait les gens de haut et je lui en voulais d’un «mauvais coup» qu’il m’avait fait pendant nos premiers mois de collaboration. Et surtout, nous ne nous accordions pas sur nos méthodes de travail.» Des ressentiments qu’il garde pour lui, tout comme le fait son collègue. «Ce qui m’a retenu de parler, c’est que nous sommes dans un open space et que nous travaillons dans la même équipe: si nos explications se passaient mal, j’allais continuer à le côtoyer tous les jours.»
Mais les petites crispations quotidiennes se multiplient, jusqu’à l’explosion. «Après une énième remarque de sa part sur ma façon de travailler, le ton est monté, jusqu’à en venir aux mains, raconte l’employé. Nous avons dû être séparés par des collègues.»
Des filtres de perception
Les rancoeurs au travail, en se superposant, peuvent déboucher sur une véritable altercation. Ces tensions démarrent souvent dans des circonstances qui n’ont rien d’extraordinaire. «Imaginez un employé qui travaille derrière son ordinateur. Son chef, le voyant concentré, ne le salue pas. Pour le cadre, c’est une façon de respecter son travail. Mais pour l’employé, cela peut signifier: il y a un problème, décrit Viktoria Aversano, médiatrice et fondatrice du cabinet Esprit d’entente, à Genève. C’est très anodin en tant que tel, mais ces situations accumulées créent des filtres de perception, nous devenons convaincus que l’autre a un problème avec nous et un climat d’hostilité risque de s’installer.»
Les non-dits sont le départ de grand nombre de conflits, notamment au bureau. En Suisse en 2017, 17% des femmes et 21,9% des hommes disaient cacher «la plupart du temps» ou «toujours» leurs sentiments au travail, selon des chiffres de l’OFS.
«S’exprimer peut être encore plus délicat au travail, parce que la notion de performance et les possibilités d’obtenir une promotion ou d’être licencié sont présentes, constate Sandra Keller, docteure en psychologie à l’Hôpital de l’Ile à Berne. Et le statut hiérarchique des personnes, par rapport au privé où les relations sont plus symétriques, a aussi un impact sur notre comportement.» Pour Viktoria Aversano, la différence entre le privé et
Faut-il dire à son collègue que sa façon de nous parler ne nous a pas plu ou qu’il pourrait arrêter de laisser sa vaisselle dans l’évier de la cafétéria?
le professionnel est à nuancer de ce point de vue: «Dans les familles, les ressentis ne sont pas toujours mieux gérés. Nous n’apprenons en général pas à clarifier les malentendus de perception.»
L’écart entre ce qui est ressenti et ce qui est exprimé au travail, Sandra Keller l’a notamment observé aux Etats-Unis auprès de chirurgiens et d’équipes du bloc opératoire. «Nous avons assisté à des opérations pendant lesquelles rien ne semblait poser problème, puis, lors d’entretiens privés, beaucoup revenaient sur des moments qui les avaient dérangés, par exemple un collègue qui avait passé un appel privé pendant l’opération.»
Constatant cette fréquente culture des non-dits, faut-il tout dire à son collègue? Que sa façon de nous parler ne nous a pas plu, que son dossier n’est pas clair ou qu’il pourrait arrêter de laisser sa vaisselle dans l’évier de la cafétéria? «Il ne faut pas nécessairement exprimer n’importe quel inconfort, prévient Viktoria Aversano. Mais quand nous sentons que cela nous touche et a un impact sur nous, il est de notre responsabilité de nous exprimer pour que les relations puissent demeurer harmonieuses et exemptes de malentendus.»
Le rôle de la culture d’entreprise
La culture d’entreprise joue alors un grand rôle, s’accordent à dire les spécialistes. Les cadres devraient montrer l’exemple en communiquant facilement sur ce qui pose problème et en accueillant avec ouverture d’esprit les remarques.
Une atmosphère à l’opposé de celle du bureau de notre premier interlocuteur. «Nos chefs nous disaient de nous calmer mais ils ne cherchaient pas plus loin. Ils alimentaient même nos tensions en instaurant une certaine compétition entre nous. Je réalise que si nos responsables étaient intervenus et si nous nous étions expliqués plus tôt, la suite aurait pu être différente.»
Mais se dévoiler peut s’avérer complexe face à un collègue. Et c’est encore plus difficile face à un supérieur hiérarchique, estime Sabrina Pavone, coach en développement professionnel et individuel basée à Aubonne (VD). «La crainte est de se faire sanctionner. Mais à force d’acquiescer face à des demandes qui ne nous conviennent pas, le risque est d’imploser, à savoir de se rendre malade, ou d’exploser.» Elle rappelle aussi que les non-dits sont une réalité à tous les étages d’une entreprise, notamment à la direction, où les jeux de pouvoir sont légion.
Alors, comment s’exprimer sans mettre le feu aux poudres? Les expertes encouragent à être le plus factuel possible au moment de s’exprimer. Se formuler le problème d’abord à soi permet de vérifier qu’il est concret et justifié, avance Sabrina Pavone. «Il faut ensuite sortir de l’émotionnel et donner des faits: si on dit «ce que tu as fait est nul!», la personne en face ne peut rien en faire.» Pour la coach, l’essentiel est de rester constructif et bienveillant dans sa démarche. «En cas de problème, il faut s’exprimer pour que ce soit utile, pas pour détruire l’autre.»
La question du timing
Et si on ne peut pas s’exprimer n’importe comment, on ne peut pas non plus s’exprimer n’importe quand. «Choisir le bon timing, quand la charge de travail est moins importante et stressante, est indispensable», constate Sandra Keller. Certains infirmiers instrumentistes qui donnent le matériel aux chirurgiens savent par exemple choisir le moment opportun pour aborder les sujets plus délicats.»
Les risques de se montrer franc sont de provoquer une réaction négative, ou de se heurter à une absence de réaction. Mais s’exprimer compte au minimum une vertu, promet Sabrina Pavone. «Dans tous les cas, s’être respecté soi-même et avoir évacué la tension fait un bien fou.» Un soulagement qui permet peut-être, au moins, d’éviter l’empoignade. ▅