«Thiel le Rouge», à l’ombre du communisme
Danielle Jaeggi retrace dans un documentaire à la première personne le destin d’un Neuchâtelois qui, aux côtés de son père, créera en pleine guerre froide une entreprise destinée à contourner l’embargo américain pour faire commerce avec le bloc de l’Est
Mais qui est le mystérieux «Double-Mètre», ce citoyen suisse évoqué par le résistant et communiste français Jean Jérôme (19061990) dans ses Mémoires? Le journaliste Alain Campiotti a voulu le savoir. Après une longue enquête, il publiait dans les colonnes du Temps, en 2008, un feuilleton en 30 épisodes intitulé Thiel le Rouge. Il y retraçait le destin du Neuchâtelois Reynold Thiel, décédé à 53 ans, en 1963, dans le crash d’un avion Swissair au décollage de Kloten. Thiel était très grand, d’où son surnom de «Double-Mètre».
« Ma mère m’avait dit que leur travail n’était pas destiné à nous enrichir, mais à aider le Parti communiste» DANIELLE JAEGGI, CINÉASTE
Sympathisant communiste bien décidé à mettre l’idéologie rouge en pratique, Thiel a combattu en Espagne au sein des Brigades internationales, s’est engagé dans la Résistance française avant, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, de se muer en homme d’affaires. A la tête de l’entreprise Serti SA (Service d’étude et de recherche technique et industrielle), il avait alors pour objectif de commercer avec le bloc de l’Est en contournant l’embargo américain. A ses côtés, un certain François Jaeggi, médecin de formation.
Un peu plus de dix ans après l’enquête d’Alain Campiotti, Thiel le Rouge est aujourd’hui un documentaire réalisé par… Danielle Jaeggi, la fille de François. Avant de se plonger dans le récit publié par Le Temps, elle n’avait que des connaissances limitées des activités de son père, un homme cultivant l’art du secret. S’il parlait volontiers du communisme de manière idéologique et théorique, pas question d’aborder au grand jour son engagement.
Danielle Jaeggi se rappelle les visites fréquentes de Thiel. «Il était charismatique, attentionné et gentil, drôle, avec un côté aventurier. Alors que mes parents étaient très sérieux, il était franc et chaleureux, il avait le contact facile.» Finalement, il lui aura donc fallu attendre les articles d’Alain Campiotti pour véritablement comprendre quelles étaient les réelles activités de Thiel et de son père au sein de Serti SA. «Ma mère m’avait simplement dit, quand j’étais adolescente, que leur travail n’était pas destiné à nous enrichir, mais à aider le Parti communiste. Je ne savais rien d’autre.»
Tuberculose sévère
Le film s’ouvre sur la disparition accidentelle de celui que son père appelait affectueusement «Noldi», et qu’il aurait volontiers suivi dans son engagement de terrain, après la guerre d’Espagne, s’il n’avait pas été victime d’une sévère tuberculose. Il y a dix ans, Danielle Jaeggi était partie de cet autre épisode de l’histoire familiale pour s’intéresser, dans A l’ombre de la montagne, aux sanatoriums de Davos. Départ ensuite pour les années 1930, lorsque Thiel et Jaeggi fréquentaient à Paris le café Le Dôme.
Puis ce sera l’Espagne, la rencontre avec Jean Jérôme, la résistance pour Thiel et le repos forcé à Davos pour son ami. «S’il n’avait pas été malade, il n’aurait pas rencontré ma mère, une réfugiée juive hongroise, et je ne serais pas née», sourit Danielle Jaeggi.
A partir de ce personnage central qu’est Thiel, la documentariste entremêle fort habilement la grande histoire du XXe siècle et celle de sa famille. Enfant, elle avait du communisme l’image d’une prairie verte parsemée d’arbres fruitiers. Plus tard, la guerre froide lui fera prendre conscience des dérives du stalinisme, sans que le sujet soit ouvertement abordé par ses parents. Alors même – apprendra-t-elle en découvrant un dossier de filature en possession de la police fédérale – que la police aura espionné son père jusqu’à la fin de sa vie.
Quant à la fiche de Thiel, elle se termine sur une note manuscrite rajoutée tardivement: «Un certain Alain Campiotti s’intéresse à cette histoire.»
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