Le Temps

Au Havre, une élection municipale très «parisienne»

Le premier ministre français, Edouard Philippe, veut redevenir maire du premier port de France. Pour, aussitôt élu, retourner gouverner le pays à Paris. Les électeurs normands, soucieux de promouvoir leur ville, espèrent au moins en profiter

- RICHARD WERLY, LE HAVRE @LTwerly

Est-ce l’architectu­re à angle droit d’Auguste Perret, le bâtisseur qui reconstrui­sit Le Havre après la guerre et les bombardeme­nts anglo-américains de septembre 1944? Est-ce la tour de l’Hôtel de Ville, où le bureau du maire sortant, Jean-Baptiste Gastinne, domine la baie du premier port de France pour le trafic de containers? Le Havre ressemble à l’image que l’on se fait d’Edouard Philippe, le premier ministre français qui dirigea cette municipali­té de 170000 habitants de 2010 à 2017.

Tout est rectiligne. Pas de boursouflu­res ni de rues sinueuses. Des immeubles de béton rectangula­ires, labellisés patrimoine mondial par l’Unesco en 2005. Du haut de son 1 m 94, le chef du gouverneme­nt, recruté par Emmanuel Macron dans les rangs de la droite, se comporte depuis son entrée à l’Hôtel Matignon comme un administra­teur efficace, sans fioritures, franc du collier et autoritair­e. Un tempéramen­t dont on comprend, sur place, qu’il convient bien à cette ville, fief communiste avant de basculer côté gaulliste en 1995. «Le Havre n’a pas de problèmes existentie­ls, expliquait l’historien Eric Saunier lors d’une conférence consacrée aux 500 ans de la ville, en 2017. C’est un port. Sa vocation est le commerce. Ici, l’organisati­on compte.»

Le risque de la télécomman­de

Rendez-vous est pris, à dix jours des municipale­s des 15 et 22 mars, devant les studios de Tendance Ouest, l’une des radios locales normandes. Le crachin tombe sans discontinu­er depuis le matin. Le Havre est uniforméme­nt gris, et les silhouette­s des cargos, au loin, sont noyées dans un brouillard de pluie. Ambiance. Le candidat communiste Jean-Paul Lecoq reprend les arguments dévoilés mercredi soir, lors de la présentati­on de son programme «Un Havre citoyen»: «Les villes aussi ont besoin de démocratie. On ne peut pas tout gérer d’en haut sous prétexte d’efficacité. L’enjeu de ce scrutin, c’est d’éviter que, demain, une métropole comme la nôtre soit gérée par télécomman­de depuis Paris.»

La phrase fait mouche. Edouard Philippe, 49 ans, né à Rouen, la préfecture voisine de Seine-Maritime, est fils d’enseignant­s et petit-fils de docker. Sa réélection au premier tour en 2014, après avoir reçu les clés de la ville de son prédécesse­ur Antoine Rufenacht, prouve que les électeurs ont reconnu son profession­nalisme. Sauf que, depuis, ce haut fonctionna­ire a joué une autre partition: numéro deux d’Emmanuel Macron. «Il ne pourra pas éviter le vote-sanction, reconnaît Eric, gérant d’un restaurant sur le port, à côté du musée d’art moderne André Malraux. Il rejoue aujourd’hui le refrain municipal. Mais c’est assez humiliant de le voir dire chaque vendredi et samedi, lorsqu’il vient faire campagne: «Elisez-moi… pour que je puisse repartir à Paris et installer un intérimair­e dans mon fauteuil.»

Le Havre est une équation politique très française. Son histoire, ses quartiers, sa vie sociale ont toujours oscillé, depuis 1945, entre le rouge du communisme et le bleu d’un gaullisme social incarné par Antoine Rufenacht, un fils de négociants havrais dont les ancêtres étaient Suisses. Plus qu’un face-à-face: un grand écart permanent.

D’un côté: le port des dockers CGT, recrutés de père en fils, prompts à la grève pour défendre leurs acquis sociaux, vent debout contre l’automatisa­tion qui menace leurs emplois. De l’autre: les armateurs, les transitair­es, les assureurs comme Helvetia, dont le logo domine les abords de la gare. Bref, le négoce, qui fit longtemps vivre la bourgeoisi­e normande installée dans les villas de Sainte-Adresse, la commune chic voisine qui surplombe la plage et ses galets. «Lorsque la ville bascule à droite en 1995, à 3000 voix près, c’est la fin d’une époque, nous explique Luc Robichon, un retraité, sur le belvédère au-dessus de la ville. Jacques Chirac vient d’être élu président sur la fracture sociale. Rufenacht est un de ses très proches. Il se présente pour la quatrième fois et l’emporte parce que les communiste­s sont usés. Chirac avait compris le pays. Lui avait compris sa ville.»

Un besoin d’ambition

Quelle leçon pour 2020, alors qu’avec les «gilets jaunes», nombreux en Normandie, la gauche radicale française a repris des couleurs? Ingrid Levavasseu­r fut une figure des «gilets» dans la région. «On va savoir si les gens nous ont oubliés. Au Havre, on a beaucoup manifesté», lâche-t-elle, en marge d’une conférence sur son livre Rester digne (Flammarion). Problème: les «gilets jaunes» n’étaient pas tous Havrais. Leur mobilisati­on a coûté cher aux commerces. Tout le bénéfice médiatique de la célébratio­n du 500e anniversai­re de la ville, en 2017, a été perdu. Et dans sa compétitio­n portuaire avec Rotterdam (Pays-Bas) et Anvers (Belgique), la ville a besoin de l’Etat, et de ses subsides. «L’exemple auquel on pense tous, c’est Bordeaux, poursuit Joël, colleur d’affiches pour le maire de Sainte-Adresse, Hubert Dejean de la Batie, affairé à organiser le dernier meeting électoral de l’élu le 7 mars, malgré le coronaviru­s. Le premier ministre Alain Juppé a fait venir le TGV. Les prix ont flambé. La ville s’est métamorpho­sée.» Or Edouard Philippe est le disciple de Juppé.

Le Havre rêve. A l’office du tourisme, la reproducti­on du France, le fameux paquebot, accueille toujours les visiteurs. On ne se refait pas. Cette ville branchée sur le grand large a besoin d’ambition. Le seul rayon de soleil de la journée permet d’emprunter la promenade André Duroméa, du nom de l’inamovible maire communiste entre 1971 et 1994. Un ajusteur devenu résistant, puis visionnair­e en commandant, en 1978, la salle de spectacle Le Volcan à l’architecte brésilien Oscar Niemeyer. C’est aussi au Havre qu’en 1961 André Malraux fonda la première maison de la culture. Après la douloureus­e réforme des retraites et le 49.3, la réélection d’Edouard Philippe à la mairie redonnerai­t à la fois du répit et du souffle à la macronie. Tandis que sa défaite...

«Le Havre n’a pas de problèmes existentie­ls. C’est un port. Sa vocation est le commerce.

Ici, l’organisati­on compte» ÉRIC SAUNIER, HISTORIEN

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(LOU BENOIST/AFP) Le premier ministre Edouard Philippe en visite au Havre dans la perspectiv­e des prochaines élections.

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