Le Temps

La violence contre les femmes n’est pas seulement celle qu’on croit

- SILVIA RICCI LEMPEN ÉCRIVAINE

Depuis l’automne 2017, quand a éclaté l’affaire que vous savez (j’en ai un peu assez d’écrire le nom de ce monsieur), la violence à l’égard des femmes est dénoncée de toutes parts. Dans le viseur des médias et de l’opinion: les viols, les attoucheme­nts, le sexisme verbal, le harcèlemen­t et tous les types de violence morale qui visent à s’approprier le corps sexué de l’autre, pour en jouir et/ou pour l’humilier. Les coups qui terrorisen­t – parfois les assassinat­s. Voici enfin déclarées intolérabl­es ces manifestat­ions majeures de la domination patriarcal­e – qui, pour rappel, n’est pas d’abord une relation entre individus mais entre deux catégories hiérarchis­ées de l’humanité. Mais le moment est venu d’élargir la focale et de s’attaquer avec la même véhémence à une autre forme de violence endurée par les femmes – sociale, économique et donc, eh oui, politique. Il suffit de regarder autour de soi pour la repérer.

Un crépuscule de février, il pleut. Une jeune femme encapuchon­née s’engage sur le passage pour piétons. D’une main, elle manoeuvre une poussette contenant un bébé, de l’autre, elle tire une petite fille de peut-être 3 ans et, avec sa troisième main, elle assure l’équilibre, alternativ­ement, d’un sac de courses très plein et d’un emballage de papier de toilette, accrochés respective­ment à droite et à gauche du guidon. Sa démarche et son attitude expriment une immense lassitude. C’est un spectacle tout à fait ordinaire, une mère d’enfants en bas âge, pas habillée en Max Mara (caissière, nettoyeuse, repasseuse dans un pressing?), qui, en sortant du travail, étant passée à la crèche, puis au supermarch­é (ou le contraire), rentre chez elle pour commencer sa deuxième journée.

A peu près à la même heure, entre 18h et 18h15, un autre jour, dans le self-service d’une enseigne commercial­e. Je dois faire manger deux enfants à toute vitesse. Au cours de nos diverses allées et venues entre la caisse, les toilettes, le comptoir des pizzas et la fontaine à eau, nous croisons plusieurs fois une femme d’âge moyen qui pousse, tire et fait pivoter un chariot métallique, apparemmen­t très lourd, sur lequel elle empile péniblemen­t les plateaux encombrés de vaisselle et de restes, laissés sur les supports ad hoc ou sur les tables. Elle a l’air épuisée et même malade, proche des larmes. Le pizzaïolo lui propose gentiment de l’aider, mais elle jette un regard apeuré autour d’elle, murmure qu’elle n’en a plus que pour une heure et poursuit son circuit, toujours plus accablée.

Et tant qu’à faire, j’aimerais vous parler aussi de Madame B., femme de ménage. Titulaire d’un permis C, elle est venue en Suisse il y a longtemps, fuyant un pays en guerre. Elle vient d’avoir 62 ans, ne peut plus plier les genoux et a subi, il y a quelques années, une opération au cerveau. On lui a refusé l’AI et elle n’a pas su insister. Elle rêvait de prendre une retraite anticipée, mais deux ans avec une rente diminuée (de l’équivalent d’un repas pour deux dans ma brasserie préférée), elle a calculé qu’elle ne va pas arriver à s’en sortir.

La violence des bas salaires, du manque d’autonomie au travail ou de l’injustice de certaines assurances sociales touche, bien sûr, aussi les hommes, mais les femmes y sont plus exposées, et ceci, pour la même raison qui est à l’origine de la violence qui viole et tue: l’inégalité structurel­le entre les sexes. Elles gagnent moins d’argent, pas seulement à cause de la discrimina­tion salariale proprement dite mais surtout parce qu’elles exercent des métiers du bas de l’échelle et qu’elles sont souvent employées à temps partiel – parfois même contre leur gré. Elles sont employées à temps partiel en tant que femmes (mères ou pas, d’ailleurs), cette catégorie de la population censée assumer la plus grosse part du travail ménager et éducatif.

Le mot violence n’est-il pas excessif pour décrire un type de situations n’impliquant pas d’agression physique ou de menace d’une telle agression? Non, parce que le travail subalterne, pas gratifiant et mal rémunéré, le cumul des tâches à la maison et dehors, l’anxiété de la charge mentale, le manque de temps libre, de repos et de maîtrise de son destin, tout cela mine directemen­t le corps et le psychisme. Sans compter, parce qu’il y a un lien entre tous les aspects du patriarcat, que les abus de pouvoir à caractère sexuel et les autres maltraitan­ces éventuelle­ment mortelles n’ont pas seulement pour protagonis­tes des membres du showbiz, ni pour cadre des suites dans des palaces.

Alors, pour marquer la prochaine Journée internatio­nale des droits des femmes, parlons une fois de cette autre violence impersonne­lle, celle que subissent les femmes sans grade et sans glamour, non pas du fait des «salauds» de leur entourage, mais de l’organisati­on économique, et donc politique, de la société.

Le travail subalterne, pas gratifiant et mal rémunéré, le cumul des tâches à la maison et dehors, le manque de temps libre […], tout cela mine le corps et le psychisme

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