Le miroir de l’antimatière reste intact
Des physiciens du CERN ont identifié, dans des atomes d’antihydrogène, les mêmes interactions quantiques que dans l’hydrogène. Or les scientifiques cherchent des différences: elles expliqueraient où est passée l’antimatière, mystérieusement disparue
Nouvelle expérience, et toujours rien. Rien qui suggère la moindre différence entre un atome d’hydrogène et son antiatome, l’antihydrogène. Des physiciens de l’expérience Alpha, dirigée par l’Américain Jeffrey Hangst et menée à l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) à Genève, relatent dans la revue Nature du 20 février ne pas avoir trouvé de preuve de «violation de symétrie fondamentale», élément qui leur permettrait de résoudre une des plus importantes énigmes de la physique, à savoir la disparition de l’antimatière dans l’Univers. Loin d’être un échec, l’expérience leur a permis d’étudier un atome d’antihydrogène comme jamais auparavant.
Les galaxies, les nébuleuses, les étoiles, les planètes, leurs lunes, et bien entendu nous, de la pointe de nos cheveux jusqu’aux méandres de nos intestins: tout n’est que matière. Une matière «normale», pourrait-on dire: carbone, hydrogène, calcium, fluor, etc. – autrement dit des atomes, au nombre de 118, impeccablement rangés dans la classification périodique des éléments. Mais il n’en n’a pas toujours été ainsi: à l’origine de l’Univers, il existait un double maléfique de la matière: l’antimatière.
Image miroir
Son existence a été postulée en 1930, à la suite des travaux du physicien Paul Dirac, alors à l’Université de Cambridge. Alors qu’il travaille deux ans plus tôt sur les théories décrivant le comportement des électrons, il échafaude des équations – qui lui ont valu le Nobel de physique en 1933 – dont certaines solutions déroutent les physiciens, car d’énergies négatives. Or une particule, en physique classique, ne peut avoir que des énergies positives.
Pour expliquer ce résultat intrigant, Paul Dirac et ses collègues proposent l’existence de nouvelles particules. Il s’agirait d’images miroirs des électrons, identiques sur tous les points sauf un: elles seraient de charge opposée. Il les nomme des antiélectrons. Et voilà pour le signe moins! L’antimatière était née. Problème réglé… à condition de les découvrir expérimentalement. C’est chose faite en 1932 avec la détection dans les rayons cosmiques de l’antiélectron, ou positon, par Carl David Anderson, un autre Nobel.
Puis est venu l’antiproton en 1955 (encore un Nobel), l’antineutron en 1956 (pas de Nobel, désolé). Autre expérience à faire chez vous: fixez longuement un carré de chocolat noir, un antiélectron sera libéré lors de la désintégration du potassium radioactif naturellement présent dans la sucrerie. Mais ne comptez pas voir quoi que ce soit: l’antiélectron s’annihilera immédiatement au contact de la matière.
La rencontre entre matière et antimatière se solde toujours par leur annihilation mutuelle. Un rendez-vous explosif présent dans de nombreuses oeuvres de fiction, de Star Trek, dont le vaisseau Enterprise
carbure à l’antimatière, au jeu vidéo Starcraft II, avec les armes de la race des Protoss.
Grain de sable
Au moment du Big Bang, il y a 13 milliards d’années, matière et antimatière existaient en quantités égales. Si les deux se neutralisent parfaitement, comment se fait-il que nous vivions dans un Univers largement composé de matière? La disparition de l’antimatière est aujourd’hui l’une des plus grandes énigmes de la physique.
Pour la résoudre, les physiciens recherchent un défaut sur le miroir, une différence entre matière et antimatière qui leur aurait échappé et qui aurait favorisé la première au détriment de la seconde lors du Big Bang. «Ce serait un important indice pour les scientifiques, qui sauraient alors où chercher pour expliquer la disparition de l’antimatière», détaille Michael Doser, spécialiste de l’antimatière au CERN.
De quelle différence s’agit-il? La masse, la taille, la charge, le moment cinétique ou encore l’énergie: le travail des physiciens consiste à vérifier toutes les propriétés des particules. AEgIS, l’équipe de Michael Doser, s’intéresse par exemple aux propriétés gravitationnelles, la collaboration Alpha aux niveaux d’énergie.
Elevage d’antiatomes
Lorsqu’un atome gagne en énergie, il «saute» d’un niveau d’énergie au suivant comme l’on grimpe les barreaux d’une échelle. L’idée derrière l’expérience Alpha est de vérifier si les barreaux de l’échelle sont bien à la même hauteur dans l’hydrogène et dans l’antihydrogène.
Sous la houlette de Jeffrey Hangst, les physiciens ont d’abord dû produire de l’antihydrogène, ce qui est loin d’être une sinécure. Cet antiatome est composé d’un antiproton et d’un positon. Le CERN a beau être connu pour ses accélérateurs, il dispose aussi d’un décélérateur, l’AD, pour «décélérateur d’antiprotons». Cet instrument fournit des antiprotons aux expériences du CERN.
Les physiciens ont fait de l’«élevage» d’antiatomes: ils ont placé quelque 90000 antiprotons en présence de 3 millions de positons. Et ont ainsi obtenu, toutes les deux minutes environ, une vingtaine d’atomes d’antihydrogène, qu’ils ont piégés en lévitation électromagnétique dans un compartiment où règne le vide le plus parfait possible, pour éviter l’annihilation fatale avec la matière. Cette procédure a été répétée jusqu’à obtention d’une belle grappe de plusieurs centaines d’antiatomes.
Il ne restait plus à l’équipe qu’à examiner les niveaux d’énergie. Pour ce faire, les physiciens ont reproduit une expérience effectuée sur l’hydrogène en 1947 qui avait mis en évidence le «décalage de Lamb», une infime différence entre deux niveaux d’énergie que la théorie donne pourtant identiques. Cette curiosité, qui s’explique par de complexes interactions quantiques, est à l’origine de l’électrodynamique quantique, une importante théorie qui traite des interactions entre la lumière (les photons) et la matière (les électrons).
Tomber vers le haut
Résultat, les physiciens d’Alpha ont retrouvé le décalage de Lamb dans l’antihydrogène. Matière et antimatière se ressemblent encore un peu plus. Sauf que les physiciens cherchaient des différences, pas des similitudes! «La brisure de symétrie ne se cache pas, a priori, dans les niveaux d’énergie. Mais on ne peut pas écarter que des différences soient passées inaperçues aux yeux des instruments, ou bien qu’elles existent dans d’autres couples atomes-antiatomes», suggère Michael Doser.
«Il s’agit d’un travail fantastique, ne serait-ce que pour la manière dont sont produits et piégés les atomes d’antihydrogène, commente Yves Sacquin, de l’Institut de recherches sur les lois fondamentales de l’Univers à Gif-sur-Yvette en France. On s’attendait à ce que l’électrodynamique quantique ne soit pas différente pour l’antimatière, mais on n’en avait pas encore la preuve.»
En attendant de trouver la faille dans le miroir, les physiciens en ont donc appris davantage sur notre bonne vieille matière. Membre de l’expérience GBAR, concurrente et voisine d’Alpha et d’AEgIS au CERN, Yves Sacquin s’intéresse également aux propriétés gravitationnelles de l’antimatière. Des expériences tout aussi passionnantes qui ont pour but de vérifier certaines théories suggérant que l’antimatière, si elle n’obéissait pas aux lois de la gravitation comme le fait sa cousine, pourrait tomber à une vitesse différente, voire… vers le haut! De quoi mettre la physique sens dessus dessous? Début de réponse l’an prochain, quand le CERN aura achevé la mise à jour de ses installations.
▅