Marivaux, l’éclat d’un coeur en hiver
A Carouge, Jean Liermier sonde avec brio le mystère de l’amour dans «La Fausse Suivante», portée par six comédiens magnifiques, dont les hallucinantes Brigitte Rosset et Rébecca Balestra
En son salon, la Comtesse a cru connaître la félicité. Une délivrance, mieux, les prémices du bonheur. A La Cuisine du Théâtre de Carouge, l’hallucinante Brigitte Rosset vient de céder au Chevalier, incarné par cette féline de Rébecca Balestra – l’instinct du jeu. D’un bond, elle s’est levée de son pouf, comme on lâche les amarres: «Je vous épouse.»
A cet instant de La Fausse Suivante, on chancelle. Car telle est la beauté de ce Marivaux rêvé et empoigné par Jean Liermier: sous le brio de la manoeuvre et la jouissance d’un stratagème bien conduit passe le chant d’un amour perdu, remonte l’eau noire d’un désenchantement.
Admirez alors comment Brigitte Rosset joue le ravissement de la Comtesse. Elle tremble, c’est une colombe dans la bourrasque, désarmée dans son habit crème, robe de bourgeoise chic des années 1950 plus que d’aristocrate. Dans cette pâmoison, elle ignore le goût de l’amertume.
Aveuglement bienheureux
Qu’on ne lui parle plus du beau Lélio, auprès de qui elle s’était engagée par contrat! Qu’on ne lui fasse pas la leçon sur sa réputation et sa fortune, qu’elle vient de compromettre! Qu’importe soudain le prix à payer: ces 10000 livres dont devra s’acquitter celui qui rompra la promesse de mariage. Ne l’importunez plus avec l’histoire de ce dédit. Elle n’entendra rien.
Jouissance de la parole enfin prononcée. Et aveuglement bienheureux. C’est ce que Brigitte Rosset vit. Elle ne sait pas, elle ne veut pas savoir que le Chevalier est une femme et que Lélio voyait d’abord en elle une rente. Elle ne se doute pas que ce Chevalier si troublant est une demoiselle de Paris, plus riche qu’elle. Et qu’elle a monté ce scénario pour la séparer de Lélio, avec qui elle projette, elle aussi, de se marier. En passant, elle testera son promis.
La grâce de cette Fausse suivante? Sa singularité? Jean Liermier révèle ce qui tremble dans les figures marivaudiennes. Il introduit la fracture de l’âge, c’està-dire la nostalgie du printemps et de ses lauriers, dans cette mécanique guerrière où s’affrontent la cruauté solaire du Chevalier et le cynisme de Lélio (Baptiste Gilliéron, impeccable avec sa chevelure noire à la Bernard-Henri Lévy, élancé comme à Saint-Germain-des-Prés, époque existentialiste).
Jacques Brel en renfort
Ce poids d’humanité blessée, ce sont les valets qui le portent à La Cuisine, à commencer par JeanPierre Gos, merveilleux en Frontin. Voyez-le, c’est la scène inaugurale: il bichonne, en bleu de travail, un vélomoteur rouge, celui de nos 17 ans. Sur des palettes gisent de gros pneus et un transistor. On chavire soudain: la voix du grand Jacques Brel en sort.
«Quand on n’a que l’amour, au jour du grand voyage…». Tout contre la radio, Jean-Pierre Gos escorte d’une main de chaman cet hymne à la tendresse. Toute l’humeur du spectacle est dans ce moment. Plus tard, ce même Frontin, auréolé d’ailes, passera, comme le gardien des âmes, dans une nuit irisée par une ondée musicale. C’est le veilleur de nos songes.
Mais le voici interrompu par Trivelin, cet autre laquais, qui revient d’on ne sait quelle campagne. Christian Scheidt est ce margoulin aux semelles trouées, menteur à la bonne franquette, pourvu que la faribole leste sa bourse. Lui aussi traîne sa déveine. Mais ses vieilles ficelles pourraient faire l’affaire: pourquoi ne pas servir le Chevalier et pourquoi ne pas le faire chanter, puisqu’il a deviné son sexe?
Douleur du gueux, dans une société de castes où les faibles n’ont pas d’échappatoire. Arlequin (Pierre Dubey) n’est pas seulement le serviteur peu fiable de Lélio, c’est un vagabond imbibé de mauvais alcool, un cerveau mité que l’ornière aliène. Ces serviteurs-là rappellent à leurs maîtres la misère de leur humanité, la débâcle des jours quand la jeunesse est passée.
Fin de l’hypnose
Car c’est cela qui obsède le directeur du Théâtre de Carouge et son scénographe Rudy Sabounghi: l’envers du leurre, les lambeaux de l’illusion, quand son charme n’opère plus. La Comtesse vient donc de saisir combien elle a été dupe, tétanisée dans sa robe crème, sur le parquet cerclé de neige. Le mur de la maison s’est ouvert et c’est une forêt squelettique, le bois d’une fugue sépulcrale, qui appelle la désenchantée.
L’amour est une hypnose, soufflait Marivaux avant Freud. Au réveil, il n’en reste qu’une berceuse qui vaut comme consolation. Sur scène, s’envole Cucurrucucu Paloma, ce poème à l’aimé(e) de Caetano Veloso, chanté ici par cet archange de Jean-Pierre Gos. On se souvient alors de Parle avec elle, le film de Pedro Almodovar, l’histoire d’un amour infini et impossible. Cette chanson en était l’âme. Il neige sur le salon de la Comtesse et on est bouleversé.
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