Le Temps

Une enfance libérée des clichés sexistes

Chez Kids & Co, éducatrice­s et éducateurs s’évertuent à rompre avec les stéréotype­s qui cloisonnen­t les enfants dans des rôles dévolus aux filles et aux garçons. La chasse aux clichés est un travail quotidien, qui commence dans la tête des adultes

- TEXTE: CÉLINE ZÜND, ZURICH PHOTOS: RENÉ RUIS POUR LE TEMPS @celinezund * Julia Nentwich & Franziska Vogt, «Puppenstub­en, Bauecken und Waldtage: «(Un)doing» Gender in Kinderkrip­pen», 2015

Kids & Co, sur la chic Europaalle­e bordant la gare de Zurich, accueille des enfants de 3 mois à 4 ans, à deux pas des bureaux de Google et d'UBS. C'est bruyant, gai, mouvant: une crèche tout ce qu'il y a de plus classique. Mais, en coulisses, Angeline Weiss, éducatrice, s'évertue à faire de ce lieu un modèle d'égalité. Tout se joue dans des détails qui peuvent passer inaperçus au premier regard. Un casque de chantier à côté d'une dînette. Des poupées parmi les petites voitures. Des hommes dans la cuisine.

Cette crèche compte quatre éducateurs, dans une équipe de 12 personnes. «Chez nous, les enfants apprennent que les hommes et les femmes s'occupent des enfants et prennent en charge les mêmes tâches», souligne Angeline Weiss, également spécialist­e en genre pour le réseau de structures d'accueil de la petite enfance Profawo, dont Kids & Co fait partie. Sans avoir atteint la parité, la crèche explose les scores avec son tiers masculin: en moyenne, les éducateurs ne forment qu'environ 5% des effectifs, dans les structures d'accueil préscolair­es, en Suisse.

Interroger

L'éducatrice pousse la porte d'entrée. Une fillette revêtue d'une cape rose déboule, pourchassé­e par un garçon. «Tu dois mettre cela, Margaux!» s'écrie-t-il en brandissan­t une couronne dorée, tandis qu'elle tente de se défiler. «Et pourquoi devraitell­e porter cela?» demande l'éducatrice au garçon. Une scène quotidienn­e, banale. C'est l'attitude de l'éducatrice, qui doit faire la différence: questionne­r, interroger les réactions spontanées.

Le personnel de Kids & Co accorde une attention particuliè­re au langage. «Lorsque nous sommes confrontés à un stéréotype, nous ne blâmons pas. Nous répondons de manière critique. En demandant par exemple à l'enfant: «Pourquoi penses-tu que les garçons ne peuvent pas jouer avec des poupées?», explique Angeline Weiss. Une manière de détricoter les stéréotype­s sexistes.

Les enfants sont encouragés à laisser libre cours à leurs envies et à explorer toute la palette de leurs émotions. «Chez les plus jeunes, on ne constate pas de différence: qu'importe leur genre, ils sont tous curieux et ont envie de bouger, ou d'exprimer colère, joie ou tristesse. Si nous attendons d'un garçon qu'il soit bruyant et turbulent et d'une fille qu'elle se tienne tranquille, il y a de fortes chances que les enfants se comportent ainsi. Nous évitons donc d'accoler des étiquettes sur les filles et les garçons pour les considérer d'abord comme des individus.»

Mélanger

Pas question pour autant de jeter Barbie et Superman aux orties. Le décloisonn­ement des genres passe par un subtil agencement géographiq­ue. La crèche privilégie les tons neutres: beige, vert pastel, blanc, brun. Les espaces se divisent en trois groupes: l'un consacré aux jeux de rôle. Un autre à la constructi­on avec cordes, ficelles, cartons. Enfin, une zone pour le mouvement, où les enfants rampent et glissent sur des structures en bois. Partout, un mot d'ordre: le mélange. «Si nous venions à constater qu'un groupe de garçons se forme d'un côté et un groupe de filles de l'autre, alors nous repenserio­ns l'espace de manière à garantir l'accès à toutes et tous», souligne Angeline Weiss.

Certaines structures d'accueil de la petite enfance, dans les pays scandinave­s, vont jusqu'à effacer toute référence langagière aux filles et aux garçons. Par exemple, à l'école maternelle Egalia, en Suède, on ne désigne pas les enfants par «lui» ou «elle», mais en employant un pronom neutre. Ce n'est pas le cas de Kids & Co: «Nous ne sommes pas neutres, nous estimons que le fait d'être fille ou garçon est une partie centrale de l'identité d'un enfant. Nous respectons leurs différence­s et leurs affinités, mais souhaitons leur montrer que tout est possible», note la responsabl­e des lieux.

La chasse aux clichés commence dans la tête des adultes. Angeline Weiss sensibilis­e son équipe, des jeunes hommes et femmes entre 15 et 36 ans, aux représenta­tions du monde qu'ils transmette­nt à leurs petits protégés. Il s'agit d'éviter de dire, si un enfant tache son t-shirt en mangeant: «Maman lavera cela à la maison». Et, plutôt que de faire appel à un homme pour monter une armoire ou changer une ampoule, les éducatrice­s montrent l'exemple en s'en chargeant elles-mêmes. Les parents sont aussi mis à contributi­on: pères et mères figurent tous deux sur la liste de contacts et sont priés de venir ensemble aux séances d'informatio­n.

Tout est permis

Dans le cadre d'une étude* financée par le Fonds national, la spécialist­e Franziska Vogt, professeur­e à l'école pédagogiqu­e de Saint-Gall, a observé comment les questions de genre sont abordées au sein de vingt structures d'accueil pour enfants, en Suisse alémanique. Une tendance se dessine: la plupart des éducatrice­s et des éducateurs estiment que filles et garçons doivent être traités de manière égale. Mais rares sont les structures qui portent un regard critique sur leurs modes de fonctionne­ment, bien souvent vecteurs de stéréotype­s. «La crèche n'est qu'un lieu d'influence parmi de nombreux autres. Mais il compte: c'est le premier espace consacré à l'éducation hors de la famille», note la chercheuse.

Or, pour rompre avec les habitudes, il ne suffit pas d'engager 50% d'hommes et de femmes. «La plupart du temps, si les adultes, hommes ou femmes, transmette­nt des stéréotype­s sexistes aux enfants, ils le font sans en être conscients», dit Franziska Vogt. D'où la nécessité, selon la chercheuse, de repenser des espaces de jeu, ou le langage. «Nous pouvons choisir de placer le genre au centre de notre communicat­ion. Ou, au contraire, de le reléguer en arrièrepla­n pour atténuer son influence sur le comporteme­nt des enfants», souligne la chercheuse. Lorsque les poupées et poussettes se mêlent librement aux voitures, tracteurs et boîte à outils, qu'un robot fait la dinette, ou que batman porte un tutu, cela peut paraître anecdotiqu­e. Mais sur le plan symbolique, un message passe: tout est permis.

Selon une étude suédoise publiée dans le Journal of Experiment­al Child Psychology en 2017, citée par le media Quartz, les enfants qui ont fréquenté une structure d'accueil «neutre en matière de genre» avaient moins tendance à effectuer des choix influencés par les stéréotype­s habituelle­ment associés au masculin et au féminin, dans leurs moments de jeu. En outre, ils se mêlaient plus volontiers aux enfants du sexe opposé. Pour Franziska Vogt, il s'agit bien d'élargir le champ des possibles: «Les enfants devraient pouvoir tout apprendre, dès leur plus jeune âge. Nous savons qu'à compétence­s égales, les adolescent­es auront tendance à limiter leurs choix de métiers, par rapport à leurs camarades masculins qui se projettent dans une palette plus large d'activités. C'est une tendance qui se met en place très tôt.»

«La plupart du temps, si les adultes, transmette­nt des stéréotype­s sexistes aux enfants, ils le font sans en être conscients»

FRANZISKA VOGT, PROFESSEUR­E À L’ÉCOLE PÉDAGOGIQU­E DE SAINT-GALL

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