Perla Joe, la révolution de l’intérieur
LIBAN Cinéaste, musicienne, footballeuse, l’activiste est devenue une figure de la contestation libanaise. Son désir le plus profond: se changer elle-même avant de transformer la société
Il y a encore quelques jours, il était impossible de passer à côté de Perla Joe Maalouli. Assise sur le «ring» au milieu des manifestants et tenant tête aux forces de sécurité, déclamant des poèmes devant l’immeuble de l’Electricité du Liban, instigatrice au début du soulèvement d’un «barrage de femmes» – où 300 femmes se sont avancées pour calmer le jeu entre les manifestants masculins et les militaires – ou s’époumonant en surplomb de la place al-Nour à Tripoli, Perla Joe était de tous les événements liés à la révolution. Ce mot, révolution, la Libanaise de 28 ans en ponctue chacune de ses phrases, ou presque. A la voir toujours aussi impétueuse à la terrasse d’un café beyrouthin, plus de quatre mois après le début de la thawra [«révolution» en arabe], on se demande s’il lui arrive parfois d’être fatiguée. «Je le suis tout le temps, mais c’est bien, ça veut dire que je fais quelque chose!» convient-elle d’une voix rocailleuse. «Ce qui est surtout fatigant, c’est de ne pas pouvoir tout contrôler, les choses sont plus grandes que toi, estime Perla Joe, entre deux cigarettes roulées, sandales aux pieds même en février, pour laisser sécher son vernis fraîchement posé. Il s’agit d’un travail collectif, mais lorsque le collectif n’est pas prêt à lutter pour ses droits, tu commences à travailler sur ta propre révolution, jusqu’à ce que tu sentes que les milliers d’autres sont, eux aussi, prêts.» Après le temps de l’action est venu celui de la réflexion et de la remémoration.
Révolution et anxiété
«A partir du 17 octobre 2019, j’ai passé 120 jours à consacrer 20 heures sur 24 à la révolution, à rencontrer des gens, faire des actions dans les rues, envoyer de la nourriture dans le nord du pays, ramener des médicaments de l’étranger. Parfois, je n’avais même pas la force de rentrer chez moi, alors que je vis à quelques rues de la place des Martyrs, donc je dormais là-bas», se souvient la brune au regard sombre, qui avoue souffrir d’anxiété depuis la révolution.
Avant la thawra, Perla Joe ne se définissait pas comme activiste, mais a depuis revu son discours, notamment après être retombée sur les écrits de sa jeunesse. «Quand j’étais à l’école et que l’ancien premier ministre Rafic Hariri a été tué [par un attentat à la camionnette piégée en 2005], tous mes poèmes parlaient de ça. J’étais déléguée de classe mais j’avais des avertissements tous les jours, car je refusais ce système avec d’un côté les chrétiens, et de l’autre les musulmans, avec l’interdiction de parler arabe à la récréation car nous étions dans une école chrétienne française, et l’obligation pour les filles de porter une jupe. Ce n’est pas bien de séparer les gens par des frontières car, ensuite, ils ont peur de coexister et de communiquer. Malheureusement, au Liban, les politiciens ont construit ce genre de société. Ils rendent les citoyens dépendants d’eux, puis en tirent ce qu’ils veulent.»
L’éclatement des frontières, Perla Joe y travaille au-delà du champ politique. Cette «phobique des appellations», élevée dans une famille modeste par une mère femme au foyer «pleine d’amour, voire trop» et un père «incapable de communiquer son amour car traumatisé par la guerre civile», est «constamment en train de travailler sur [s]a propre révolution». «Je le fais depuis que je suis née, à travers ma famille, mon genre, ma sexualité, et je le ferai jusqu’à ma mort», avance celle qui a grandi à Aïn el-Remmaneh, quartier chrétien dans la périphérie de Beyrouth.
De son école chrétienne, quittée après des différends avec la hiérarchie, Perla Joe est passée à une école technique, avant de faire un an d’architecture, puis de se consacrer aux films à l’université. Au fil de ce parcours en mutation, la cinéaste et musicienne a tenté, à 17 ans, d’intégrer les Forces de sécurité intérieures (FSI) libanaises, poussée par son père, dans l’impossibilité de financer des études hors de prix au Liban. «J’avais les capacités physiques, la bonne taille et le bon poids, mais ils m’ont refusée, disant que j’avais une dent de travers, se remémore Perla Joe. J’ai obtenu une wasta [un piston], j’ai été acceptée, mais j’ai fini par décliner. Je n’avais pas envie d’intégrer les FSI de cette manière.» Perla Joe a aussi tapé dans le ballon rond durant des années, a été gardienne de but de l’équipe nationale libanaise et a participé à un championnat en Serbie. Gardienne de but, un rôle qu’elle voit comme «similaire à [s]on attitude et [s]a manière de vivre».
Réveil progressif
«Sur le plan personnel, avance Perla Joe, je vis avec cette question du genre tous les jours. J’étais en contact à fond avec mon côté masculin lorsque j’étais plus jeune: j’avais les cheveux courts, je portais des vêtements de garçon, je ne me maquillais pas du tout.» Il y a deux ans, Perla Joe, à qui on a souvent posé la question de savoir si elle était une femme ou un homme, a commencé à explorer sa part féminine. «J’essaie de l’être plus en présence d’hommes pour voir la différence, examine Perla Joe, et ça change beaucoup de choses! Si, dans cette révolution, j’avais été l’homme que j’étais il y a deux ans, j’aurais été arrêtée et battue tellement de fois! Ça aide d’être une femme, les policiers réfléchissent avant de te frapper.» Au quotidien, en revanche, pas sûr qu’être une femme au Liban soit plus avantageux selon elle, «mais le temps est venu pour les femmes de nous élever. Il y a un réveil qui est en train de se passer, de la part des femmes et des hommes.»
Ce réveil progressif se reflète dans tous les domaines de la société libanaise. «Nous sommes désormais dans la phase où nous avons besoin de faire un plan sur le long terme. Il faut créer une campagne pour que les gens prennent conscience qu’il y a un gouvernement qu’on peut tenir responsable de ses actes, puis que nous allions vers des élections où nous, société civile, espérons avoir des représentants», considère celle qui concède qu’on «ne peut certes pas changer le monde, mais on peut changer notre environnement et provoquer un effet papillon». «Récemment, conclut Perla Joe, ma soeur m’a demandé: «Alors, c’est fini la révolution?» Moi, j’ai tourné la tête et lui ai répondu: «La révolution est à l’intérieur de toi, en permanence. La seule différence, c’est qu’aujourd’hui, des milliers de personnes élèvent la même voix.»
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