Des juges polonais dans la mire du pouvoir
EUROPE CENTRALE Le parti national conservateur Droit et justice mène des réformes judiciaires controversées. Dans la ville d’Olsztyn, de nombreux magistrats lui résistent au nom de la Constitution, au risque d’être sanctionnés
Sur son smartphone, la juge Magdalena Wolejko fait défiler des photos. Y figurent des dizaines de magistrats du Palais de justice d’Olsztyn posant à l’entrée du bâtiment. Ils sont vêtus de teeshirts floqués d’un logo «Con-stitu-tion». Ce slogan représente depuis des années le signe de ralliement des opposants aux réformes controversées de la justice, menées en Pologne par le parti national conservateur Droit et justice (PiS). «Ce genre de manifestation relèvera peut-être bientôt du passé», affirme-t-elle. Depuis l’entrée en vigueur le 23 janvier de la loi disciplinaire, surnommée «loi muselière», toute manifestation d’hostilité à ces réformes peut valoir aux magistrats de sévères sanctions. Le président du tribunal d’Olsztyn, Maciej Nawacki, choisi par le Ministère de la justice, a d’ailleurs signalé à la police le dernier rassemblement.
Le Palais de justice d’Olsztyn, dans le nord-est de la Pologne, est un bâtiment moderne qui sent encore le neuf, un exemple de ce qu’on appelle ici les «normes européennes». Chaque salle d’audience est équipée de caméras. La moyenne d’âge des magistrats est d’un peu plus de 40 ans. L’époque communiste paraît bien loin. C’est pourtant au nom d’une prétendue «décommunisation» du système judiciaire que le pouvoir justifie ses réformes. Or, selon la quasi-unanimité des juristes, celles-ci remettent en cause la Constitution polonaise et la séparation des pouvoirs.
Un homme «qui sort du lot»
Depuis quelques semaines, le tribunal d’Olsztyn est l’épicentre de la tourmente qui s’abat sur la justice du pays. Un personnage, le juge Pawel Juszczyszyn, est devenu l’ennemi public numéro un du pouvoir. Son tort est d’avoir voulu, en application d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne en novembre, contrôler la légitimité du nouveau Conseil national de la magistrature, pierre angulaire des réformes du PiS. Pour avoir agi en accord avec cet arrêt européen et avoir demandé au parlement des documents opportunément classés confidentiels, le juge s’est vu accusé «d’acte délictueux» devant la Chambre disciplinaire de la Cour suprême, une instance mise en place par le pouvoir. Le juge a été suspendu de ses fonctions et a vu son salaire amputé de 40%.
Le 7 février, les magistrats du tribunal d’Olsztyn ont adopté à une large majorité une résolution condamnant ces sanctions. Le président du tribunal, Maciej Nawacki, surnommé «l’homme du ministère», s’est emparé du texte et, face aux caméras, l’a ostensiblement déchiré. Cette image, reprise en boucle dans les médias, est devenue le symbole de l’arrogance du pouvoir et de son manque de respect pour les procédures démocratiques. Pour le président du tribunal, il s’agissait au contraire «d’arrêter la désobéissance des juges et le chaos juridique qu’elle pourrait entraîner» et de «faire respecter la décision de la Chambre disciplinaire de la Cour suprême». Celle-là même dont la légitimité est contestée par les juristes polonais et européens.
Le juge Pawel Juszczyszyn, abondamment sollicité, refuse de recevoir la presse. «Il ne veut pas qu’on fasse de lui un héros, il n’a fait qu’appliquer la loi, souligne son confrère Wojciech Krawczyk, un ami de vingt ans. Pour avoir demandé des documents de son plein droit, on lui reproche un délit. C’est comme si, désormais, on travaillait tous avec un pistolet sur la tempe.»
Depuis sa suspension, le juge Juszczyszyn vient quelques heures par jour au travail pour faire acte de présence et réconforter ses collègues. Il est décrit par tous comme un homme qui «sort du lot» par ses compétences, au caractère bien trempé et toujours prêt à poser les questions qui dérangent. C’est la deuxième fois qu’il s’expose aux foudres du pouvoir: voilà deux ans, il avait mis au grand jour les irrégularités et le manque de transparence du système de «répartition aléatoire des dossiers» entre les juges, prônée par le pouvoir pour justifier le caractère démocratique de ses réformes.
L’homme de 47 ans, alpiniste de haut niveau ayant à son compte des ascensions à 8000 mètres d’altitude dans l’Himalaya, a l’habitude des terrains hostiles. «Il a la peau dure, confirme Wojciech Krawczyk, mais il a tout de même peur d’être complètement suspendu. On pourrait même lui interdire d’être avocat ou simple conseiller juridique.»
L’ambiance est des plus moroses au sein du tribunal d’Olsztyn. «Tous nos espoirs reposent sur l’UE, confie un haut magistrat, sous le couvert de l’anonymat. Sans elle, notre système juridique sera mis à bas. Les citoyens soit n’ont pas la force de convaincre le pouvoir, soit ne comprennent pas l’ampleur des enjeux.»
«L’effet paralysant» de la loi
La majorité des juges polonais estime que le nouveau Conseil national de la magistrature a été nommé de manière inconstitutionnelle. Dans la pratique, cela veut dire que chaque jugement émis par un magistrat nommé par cet organe peut être remis en cause. Il s’agit de dizaines de milliers d’affaires. Selon eux, le Tribunal constitutionnel est également un organe étroitement contrôlé par le pouvoir.
En théorie, chaque juge peut, dans l’exercice de ses fonctions, se référer directement à la Constitution, et en être ainsi «le garant en dernier ressort». Sauf que, depuis l’adoption de la «loi muselière», une telle action est passible de sanctions disciplinaires. «Pour dire les choses simplement: nous ne pouvons plus juger en notre âme et conscience, le fondement de notre profession», résume un juge.
Les magistrats dénoncent aussi «l’effet paralysant» de cette loi. «Si l’affaire que nous traitons a un caractère politique ou médiatique, si elle concerne un proche du parti au pouvoir, il y aura de quoi avoir la chair de poule», affirme l’un d’entre eux. Maigre consolation: les magistrats affirment que l’intransigeance du pouvoir a, pour l’heure, un caractère mobilisateur. Mais chacun s’interroge: pour combien de temps?
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«Il a peur d’être complètement suspendu. On pourrait même lui interdire d’être avocat ou simple conseiller juridique»
WOJCIECH KRAWCZYK, JUGE