«L’égalité n’était pas le combat de ma vie»
Tout au long de sa carrière au Conseil administratif de la ville, la magistrate Sandrine Salerno s’est fortement engagée pour le droit des femmes, s’attirant parfois de vives critiques
Sandrine Salerno est la quatrième femme à occuper un poste de conseillère administrative en ville de Genève et la première à être tombée enceinte durant son mandat. Alors qu’elle s’apprête à quitter l’exécutif, la magistrate socialiste revient sur son engagement en faveur de l’égalité et explique comment la thématique s’est, par la force du réel, imposée à elle.
En 2007, l’annonce de votre grossesse, peu après votre élection au Conseil administratif, avait déclenché de vives critiques. Comment l’avez-vous vécu? Je ne m’attendais pas à ce qu’un élément de ma vie privée suscite de telles réactions. Je pensais qu’en 2007, dans un pays où l’égalité des sexes est inscrite dans la Constitution, la maternité était conciliable avec une carrière politique. Comme des millions de femmes dans le monde, je me sentais capable de mener tout de front. Au lieu de cela, on me demandait de démissionner, de faire un choix pour ne pas trahir mes électeurs. L’inégalité de traitement m’est apparue d’autant plus criante qu’au même moment un de mes collègues à l’exécutif devenait lui-même père et ne recevait que des félicitations. C’est là que j’ai réalisé l’ampleur du travail à accomplir.
Garantir l’égalité des genres au sein de l’administration était l’une de vos priorités, où en est-on aujourd’hui? De nombreux progrès ont été réalisés. J’ai notamment introduit un congé paternité de quatre semaines. On ne peut pas revendiquer plus d’égalité dans la société sans donner la possibilité aux jeunes pères d’exercer leur rôle. Le temps partiel, encore très marginal chez les hommes, répond aussi à ce besoin. J’ai tenté de désacraliser ce statut en incitant les chefs de service à montrer l’exemple. Une fois en confiance, les collaborateurs en ont très vite profité. Restait un enjeu majeur: l’égalité salariale. Malgré la grille salariale en place au sein de l’administration, j’ai remarqué qu’il existait des biais de genre, principalement liés à la négociation du salaire de départ. Les femmes acceptent souvent ce qu’on leur propose sans négocier et valorisent peu leurs années d’expérience. Pour changer cet état de fait, j’ai lancé une campagne de sensibilisation auprès des ressources humaines. S’il est difficile d’en mesurer les résultats, la réflexion s’est en tout cas enclenchée à tous les niveaux.
Peu après votre arrivée, vous avez également introduit le langage épicène au sein de l’administration. Un sujet clivant… A mon arrivée, j’étais la seule femme à siéger au Conseil administratif. Les communications, les courriers, les discours officiels, tout était systématiquement rédigé au masculin. Après avoir baigné dans le monde associatif où mon identité féminine était respectée, j’accédais à un poste de pouvoir et mes interlocuteurs m’appelaient «Monsieur». Cette injustice m’a poussée à édicter une directive à l’ensemble de l’administration et à proposer une formation sur base volontaire autour du langage épicène. Pour beaucoup de collaborateurs, c’était une évidence. Parfois, le politique est en décalage avec les attentes de la société.
L’an dernier, vous avez décidé d’accorder le droit de grève aux collaboratrices uniquement, ce qui a créé la polémique. Regrettez-vous ce choix? Non. Il s’inscrivait dans douze ans de politique en faveur de l’égalité des sexes. Après avoir multiplié les discours, opéré des réformes, des aménagements, il me paraissait légitime de donner l’opportunité aux femmes de s’engager dans un mouvement social fort. Cela peut être perçu comme un choix radical voire discriminatoire mais je l’assume.
Pour provoquer un véritable changement, il faut parfois des positions tranchantes. Même si des hommes y ont pris part, le 14 juin était un moment féminin avant tout. Je tenais à y participer avec ma mère et mes filles.
Vous avez récemment annoncé vouloir féminiser les noms de 16 rues genevoises. Pourquoi? L’espace public est à 93% masculin dans le canton de Genève. Ce constat est le reflet de siècles d’invisibilisation pour les femmes. En tant que maire de la ville, je tente de faire évoluer cette réalité historique, de questionner la représentation des choses. Ce projet est aussi l’occasion de pérenniser le travail du collectif L’Escouade, qui a posé 100 plaques en hommage à des personnalités féminines l’été dernier. Débaptiser certaines rues est un acte fort qui ne manquera pas de susciter des réactions, comme cela a été le cas avec la féminisation des panneaux de signalisation. Le changement fait peur, il y aura toujours des gens pour s’y opposer avec des arguments plus ou moins recevables: l’attachement affectif, le choix des femmes sélectionnées, le coût de l’opération, les cartes de visite à renouveler ou encore le risque de désorienter personnes âgées et chauffeurs de taxi. Il peut y avoir 50 bonnes raisons de ne rien changer, cela ne doit pas nous empêcher de le faire. Il faut entendre la soif des citoyens d’être dans un monde différent, plus égalitaire.
Votre engagement en faveur de l’égalité vous a transformée en modèle aux yeux de certains… Je n’ai jamais voulu être un modèle. Je ne m’estime pas parfaite. Dans les faits, les femmes en politique restent une ressource rare. Par la force des choses, celles qui accèdent à ce monde tracent un chemin, ouvrent le champ des possibles. Difficile, en effet, pour une jeune fille de se projeter dans un exécutif, si aucune femme n’occupe ce poste. Avec le recul, je dois reconnaître que je ne m’étais jamais posé ces questions. L’égalité n’était pas le combat de ma vie. Je ne suis pas née avec cette idée en tête, elle s’est imposée à moi au fil de ma carrière politique. En 2007, être féministe était perçu comme ringard. Aujourd’hui, les choses ont évolué mais il reste de gros efforts à faire pour permettre aux femmes d’accéder aux postes à responsabilités.
Alors que vous vous apprêtez à quitter l’exécutif de la ville, quel regard portez-vous sur la place des femmes en politique? Le climat social est peut-être plus bienveillant envers les femmes en politique mais elles souffrent toujours d’une double injonction. On leur demande d’une part d’être meilleures que leurs homologues masculins tout en leur pardonnant généralement moins leurs erreurs. D’autre part, les femmes elles-mêmes posent un niveau d’exigence très élevé envers elles-mêmes. Si elles ne sont pas ultra-compétentes, elles ne vont pas avoir le sentiment d’être légitimes, cela se note dans la posture à l’embauche, lors de la négociation du salaire. Il reste un travail de déconstruction immense pour permettre aux femmes de s’affirmer à leur juste valeur.
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