Le Temps

«J’ai préféré me débarrasse­r de ma colère»

La Néo-Zélandaise Lydia Bradey a été la première femme à atteindre le sommet de l’Everest sans oxygène, en 1988, mais durant trente ans, son exploit a été mis en doute par ses compagnons de cordée. Elle publie aujourd’hui sa biographie

- PROPOS RECUEILLIS PAR CAROLINE CHRISTINAZ @caroline_tinaz

La solitude est relative. Lydia Bradey l’a-t-elle plus ressentie isolée sur l’Everest? Ou une fois redescendu­e dans un monde qui lui était soudain devenu hostile? «C’est de l’histoire ancienne», répond-elle aujourd’hui en souriant.

Le 14 octobre 1988, la Néo-Zélandaise devient, à 27 ans, la première femme à gravir le Toit du Monde sans oxygène. Si aujourd’hui elle relate cette ascension dans l’ouvrage On ne m’a pas volé l’Everest, paru aux Editions Paulsen, c’est parce que, pendant près de trente ans, sa réussite a été mise en doute.

Ses compagnons masculins d’expédition – décédés depuis en montagne – sont les premiers à la nier. Ce sont aussi les premiers à avoir échoué sur la montagne alors qu’elle lançait sa tentative. Et ce sont les premiers à avoir quitté le camp de base alors qu’elle se trouvait encore dans la zone de la mort, à plus de 8000 m, seule sur la montagne. Pourquoi?Pendant toutes ces années, la Néo-Zélandaise, qui est maintenant guide de montagne, a cherché à le comprendre. «Avoir été considérée comme une menteuse est ce qui a été le plus douloureux», glisse-t-elle. Mais, aujourd’hui, de nombreux témoignage­s ont permis de confirmer sa vérité. Elle peut désormais raconter son récit sans que l’ombre d’un doute vienne obscurcir le paysage.

C’était une nuit sans lune, glaciale et terrifiant­e. Ce jour d’octobre 1988, il était 2h du matin lorsqu’elle est sortie de sa tente au camp II, à 6400 m sur la voie népalaise de l’Everest. Ses dreadlocks décolorées sont couvertes d’un épais bonnet et sa lampe frontale balaie l’obscurité.

Seules son ambition et sa ténacité lui servent de compagnes. Dans sa tête, une idée fixe règne en maître: devenir la première femme à gravir l’Everest sans oxygène.

A sa forme évidente s’ajoute une certitude rassurante: son organisme supporte bien l’altitude. Elle l’a testé l’année précédente au Gasherbrum II (8035 m) au Pakistan. Elle n’a pas suivi Rob Hall, Gary Ball et Bill Atkinson lors de leur tentative quelques jours auparavant et elle a bien fait. Le jour où elle quitte sa tente, ils rebroussen­t chemin, fatigués. Aux alentours du camp IV, elle croise des Français, des Catalans et des sherpas. Quelques mots sont échangés. Un signe de la main est esquissé. On la prévient qu’elle risque sa vie. A partir de là, la voie est dénuée de cordes fixes. Une crête abrupte s’offre à elle et, sous ses pieds, les crevasses se traversent sur des ponts de neige si minces que la lumière les traverse.

Sans montre et avec un appareil photo gelé, elle ne peut pas ramener de preuve du sommet. Sur le Toit du Monde, à 8848 m, Lydia Bradey ne s’en soucie guère. Cette jeune femme qui dit manquer de confiance en elle est toutefois sûre de sa réussite. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’elle a été abandonnée par son équipe et que déjà son ascension fait l’objet de controvers­es.

Assise en face de nous, plus de trente ans plus tard, elle ne veut plus s’attarder sur ce passé douloureux. Maintenant, elle veut de la joie. L’an passé, elle a gravi l’Everest pour la sixième fois. «C’était exceptionn­el», se souvient-elle. Elle porte un pantalon rose, des fleurs sur son t-shirt et rayonne sous le soleil lausannois. La promotion de son livre ne l’empêche pas de poursuivre ses ascensions. Il y a quelques jours, elle guidait des clients sur les volcans chiliens. Elle vient de skier à Chamonix et, bientôt, elle replongera dans l’été austral, chez elle, en Nouvelle-Zélande.

Savez-vous maintenant pourquoi Rob Hall et Gary

Ball ont d’emblée nié votre réussite? Nous n’avons jamais pu nous expliquer. Peut-être étaientils jaloux ou frustrés de ne pas y être eux-mêmes parvenus. Peut-être aussi que mon ambition les a exaspérés. Je pense surtout que le fait que je ne me laisse pas faire dérangeait Rob. Car lorsque je suis arrivée au sein de l’expédition, il m’a affirmé que j’appartenai­s au groupe. Il ne supportait pas que je fasse ma vie en dehors de mon côté. Si j’allais voir d’autres grimpeurs, il devenait fou. Il voulait que je reste avec lui. Mais moi, j’étais libre.

L’autrice Laurence Fearnley s’est nourrie du contenu de vos carnets pour rédiger cet ouvrage. Ecrire était pour vous une forme d’échappatoi­re? Oui. J’ai toujours écrit. Après l’Everest, j’en ai eu d’autant plus besoin pour faire valoir ma parole. Cependant, j’ai eu de la peine à me sentir légitime pour écrire cette biographie seule. C’est pourquoi j’ai confié mon histoire à Laurence et nous l’avons conçue sous forme de discussion. C’est une histoire de femme comme on peut en trouver beaucoup. Ce n’est pas un pamphlet féministe, mais une prise de parole.

Votre livre n’est pas féministe, ditesvous. Mais vous, vous considérez-vous comme féministe? Oui. En revanche, je ne me considère pas comme une militante. Je vis en tant que féministe et le suis à travers mes actes.

Mais je ne mène pas de combat le poing levé.

Qu’est-ce que le féminisme pour vous? C’est d’avoir les mêmes opportunit­és que les hommes. Physiqueme­nt, hommes et femmes ne sont pas égaux. Ce qui est assez évident en montagne. Nous sommes cependant hyper complément­aires. J’aime voir le féminisme comme un outil nous permettant de fonctionne­r dans la mixité comme une équipe qui met à profit les qualités de chacun.

Vous avez fait beaucoup de premières ascensions féminines. C’était un objectif primordial à vos yeux? Je voulais être la première et marquer l’histoire, oui. D’ailleurs, si je n’avais pas été aussi déterminée, je n’aurais jamais pu atteindre le sommet de l’Everest seule et sans oxygène.

Au fil des années, il semble que vous cherchiez à vivre des expédition­s ou des escalades plus féminines que masculines. Pas particuliè­rement. Mais lorsque j’ai commencé, les femmes étaient rares dans le milieu. Avec le temps, elles se sont permis d’y aller et j’ai ainsi trouvé de nouvelles partenaire­s de grimpe. J’aime aller en montagne avec des personnes sympas et drôles, que ce soient des hommes ou des femmes. Je ne fais pas de généralité­s. Ce n’est pas parce que je ne m’entendais pas avec ces hommes-là que c’est le cas avec tous les autres. Il y en a beaucoup d’exceptionn­els qui incarnent des compagnons de cordée idéaux.

Dans votre ouvrage, Laurence Fearnley vous décrit comme apaisée en ce qui concerne l’histoire de 1988. Vous semblez avoir pardonné. Ce qu’ont fait Rob et Gary a bouleversé ma vie.

Mais la colère ne mène qu’à très peu de chose. Elle ne causait finalement de problème qu’à moi-même. J’ai préféré m’en débarrasse­r. Après quelques années, j’ai dû prendre mes responsabi­lités et maîtriser ma propre vie. Je voulais aller de l’avant, je savais que je ne mentais pas. Et je voulais retrouver le plaisir d’être en montagne.

Vous l’avez d’ailleurs découverte tard, cette notion de plaisir en montagne. Oui. Avant, j’étais dure avec moimême. Ce sont des Basques, qui faisaient la fête à l’occasion de l’un de leurs jours férié alors qu’on devait poser des cordes sur Gasherbrum I, qui me l’ont fait réaliser. Finalement, au lieu d’arriver au sommet en se contraigna­nt à la discipline à laquelle je m’étais habituée, on y est tous arrivés en s’amusant. Depuis, je me dis: «Vas-y, donne-toi, mais pas trop fort quand même!»

On apprend également que vous avez décidé de vous faire stériliser au milieu de votre vingtaine. Etait-ce pour vous un acte féministe? C’était plutôt un acte personnel. Je supportais mal la contracept­ion physiqueme­nt et ne prenais donc pas de pilule. Ma mère, qui était professeur­e dans une école pour jeunes en difficulté, me répétait que si je voulais avoir des enfants, il allait être essentiel de leur porter tout mon temps et toute mon attention. Or je savais qu’autant l’un que l’autre étaient entièremen­t voués à la montagne. Je trouvais aussi que nous étions suffisamme­nt nombreux sur Terre. Il n’y avait donc pour moi, à l’époque, aucun sens à ce que je mette un enfant au monde.

Le regrettez-vous? Sur le moment, ce choix ne m’a pas posé de problème. Mais les enfants sont extraordin­aires et j’ai eu par moments envie d’en avoir.

Aujourd’hui, je me dis que ce n’est pas si grave que cela.

En vous lisant, on a parfois l’impression que vos expérience­s en montagne avaient pour objectif principal d’éveiller la fierté de votre mère. Sans doute, oui… Elle était dure. Elle n’aimait pas les choses ordinaires et je devais me dépasser pour lui plaire. Mais elle a tout fait pour que je sois indépendan­te et cela m’a aussi aidée.

Le fait d’avoir été éduquée essentiell­ement par une femme vous a-t-il sensibilis­ée au machisme? Pas particuliè­rement. L’absence de mon père m’a plutôt marquée dans le sens où je n’ai pas pu bénéficier d’un modèle incarné par deux personnes qui s’aiment. Il est parfois difficile de savoir ce qu’est l’amour sans cela.

Il vous a fallu du temps pour comprendre ce qu’est la féminité. Comment la définissez-vous aujourd’hui? C’est être bien avec soi-même et dans sa peau en tant que femme. J’ai dû me faire à l’idée que certaines traditions sont acceptable­s et même agréables. J’ai compris que me raser les jambes, me teindre les cheveux ou m’épiler les sourcils m’étaient par exemple aussi permis. Et cela sans céder aux stéréotype­s, ni à mes conviction­s féministes. J’ai passé beaucoup de temps entourée seulement d’hommes-mâles. A l’époque, en montagne, les vêtements techniques étaient conçus uniquement pour eux. Je me trouvais donc affublée d’habits de couleur bleu Navy, larges et laids. Je n’avais pas d’identité vestimenta­ire et surtout pas le temps d’y penser. Avec le temps et les modes, j’ai fini par accepter de pouvoir être féminine et attirante. Cela m’a beaucoup amusée.

«On ne m’a pas volé l’Everest», de Lydia Bradey avec Laurence Fearnley, Editions Paulsen, collection Guérin.

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(XAVIER RAOUX) Lydia Bradey en 1988, lors de son expédition himalayenn­e.
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