Le Temps

Une étoile oubliée

Pionnière de l’étude de la matière noire, l’Américaine Vera Rubin, décédée en 2016, n’a jamais reçu le Nobel qu’elle méritait amplement. Un grand observatoi­re en constructi­on au Chili portera son nom

- FABIEN GOUBET @fabiengoub­et

Halte, télescope pour hommes. Dans les années 1960, l'Observatoi­re Palomar en Californie était une institutio­n réservée aux mâles. Les rares femmes qui utilisaien­t des télescopes retenaient leurs créneaux horaires en utilisant le nom de leur mari. Première femme à y être officielle­ment invitée à cette époque, l'astronome américaine Vera Rubin trouve rapidement porte close: celle des toilettes, également réservées aux hommes. Qu'à cela ne tienne: avec trois bouts de bande adhésive, elle forme une jupe sur le pictogramm­e «Homme», qui devient «Femme», et le tour est joué. Rapportée par l'un de ses collègues à un journalist­e du site Astronomy, l'anecdote rappelle que pour accéder aux toilettes comme pour se faire une place dans le monde des sciences, Vera Rubin et toutes les femmes ont dû surmonter bien des obstacles.

Substance mystérieus­e

Cette astronome diplômée de l'Université de Georgetown, décédée en 2016, aura bientôt un observatoi­re à son nom. Et pas des moindres, puisqu'il s'agit d'un observatoi­re public américain au coeur d'un programme astronomiq­ue de rang prioritair­e: l'Observatoi­re national Vera-C.-Rubin, en cours de constructi­on dans le nord du Chili. C'est la première fois qu'un tel établissem­ent est baptisé en hommage à une scientifiq­ue.

Vera Rubin a effectué une riche carrière qu'elle a consacrée à l'étude de la matière noire, cette substance mystérieus­e qui échappe jusqu'ici aux instrument­s actuels, alors qu'elle est parmi les plus abondantes de l'Univers.

L'existence de la matière noire fut postulée en 1933 par l'astrophysi­cien américano-suisse Fritz Zwicky qui observait des galaxies… à l'Observatoi­re Palomar. Il constate rapidement des incohérenc­es, non dans les toilettes qu'il utilisa certaineme­nt sans le moindre problème, mais dans ses observatio­ns: certaines galaxies se déplacent beaucoup plus vite que ne le permet la loi de l'attraction gravitatio­nnelle. Pour l'expliquer, il suggère que les galaxies sont beaucoup plus lourdes qu'estimé en raison de la présence d'une matière invisible, qui aurait jusqu'alors échappé aux télescopes: la matière noire.

A partir de 1965, Vera Rubin et son collègue Kent Ford mesurent la vitesse de rotation d'une soixantain­e de galaxies spirales depuis plusieurs observatoi­res. Les deux collègues s'attendent, conforméme­nt à la loi de l'attraction gravitatio­nnelle, à ce que les étoiles les plus éloignées du centre se meuvent plus lentement que les plus proches. Las, elles ont une vitesse similaire! Encore une surprise qui s'explique raisonnabl­ement par la présence de matière noire.

«Son étude systématiq­ue d'un grand nombre de galaxies a constitué l'une des premières preuves consolidan­t l'hypothèse de la présence de matière noire proposée par Fritz Zwicky», rappelle Corinne Charbonnel, professeur­e associée au Départemen­t d'astronomie de l'Université de Genève (Unige). Ses travaux sont aussi une importante contributi­on à la compréhens­ion des phénomènes de formation des galaxies. «Vera Rubin a su voir les choses importante­s. Et sa pugnacité lui a permis de convaincre ses confrères les plus sceptiques», ajoute Corinne Charbonnel.

Explosions de supernovas

Malgré plusieurs récompense­s scientifiq­ues prestigieu­ses glanées le long de sa carrière, Vera Rubin n'a jamais obtenu le Nobel de physique, distinctio­n suprême. Elle était pourtant souvent évoquée comme une candidate sérieuse, et nombre de commentate­urs avisés regrettaie­nt son oubli.

Avec cet observatoi­re, c'est donc une partie de sa mémoire qui sera distinguée. Plus que ses instrument­s, c'est son objectif scientifiq­ue qui est particulie­r: «Il fournira une dimension temporelle aux observatio­ns astronomiq­ues», résume Eric Lagadec, astrophysi­cien au Laboratoir­e Lagrange de l'Observatoi­re de la Côte d'Azur et vice-président de la Société française d'astronomie et d'astrophysi­que. Avec son télescope optique de 8,42 mètres à large champ, le VeraC.-Rubin photograph­iera le ciel austral en un peu plus de trois jours. De quoi pouvoir observer des phénomènes transitoir­es: explosions de supernovas, sursauts gamma ou encore objets pénétrant dans le système solaire – ce que les observatoi­res existants ne permettent pas.

Plafond de verre

Ce renommage s'inscrit dans un plus large mouvement visant à redonner aux femmes scientifiq­ues la place qui leur revient. «Il est essentiel de favoriser plus d'inclusion», affirme Eric Lagadec. Et du côté de l'Unige? Dotée depuis 2001 d'une Délégation à l'égalité des chances entre femmes et hommes, qui suit l'ensemble des procédures de nomination des professeur­s, l'institutio­n met petit à petit en place des actions concrètes et efficaces dans le secteur de l'embauche. «Les progrès sont surtout observés aux premiers échelons de corps professora­l: les professeur­s ordinaires [le plus haut rang, aux prérogativ­es décisionne­lles stratégiqu­es] restent majoritair­ement des hommes», regrette Corinne Charbonnel. Seules 7% de femmes sont professeur­es ordinaires à l'Unige.

Le Départemen­t d'astronomie n'échappe pas à la règle et résume à lui seul la situation: il n'a connu qu'une seule femme professeur­e ordinaire, Edith Müller, en… 1972. Corinne Charbonnel fut la première professeur­e associée, un grade subalterne, en 2011, soit quasiment quarante ans plus tard. En bonne astronome, la chercheuse parle d'une «révolution copernicie­nne» survenue en 2019 avec l'embauche de deux femmes professeur­es assistante­s, grade toutefois moins élevé que le sien. «Les mentalités changent, et L'Unige, sur l'impulsion de son recteur et de son service égalité, est en train de montrer la voie, reconnaît-elle. Mais il semble encore difficile de ne plus associer cette impression de pouvoir à la gent masculine.»

 ?? (EMILIO SEGRE VISUAL ARCHIVES/AMERICAN INSTITUTE OF PHYSICS/SCIENCE PHOTO LIBRARY) ?? Vera Rubin, astronome diplômée de l’Université de Georgetown, a su voir les choses importante­s dans l’Univers.
(EMILIO SEGRE VISUAL ARCHIVES/AMERICAN INSTITUTE OF PHYSICS/SCIENCE PHOTO LIBRARY) Vera Rubin, astronome diplômée de l’Université de Georgetown, a su voir les choses importante­s dans l’Univers.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland