«L’HUMANITÉ SE REND SOUDAIN COMPTE DE SA FRAGILITÉ»
La directrice du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH), Isabelle Gattiker, revient sur l’annulation de la manifestation et dévoile les contours de la nouvelle programmation, entièrement numérique
Le coronavirus aura eu raison du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH), annulé pour des raisons sanitaires. Un déchirement pour la directrice, Isabelle Gattiker, et son équipe qui ont dû mettre sur pied une programmation repensée, entièrement numérique, en moins de quarante-huit heures. La nouvelle offre en ligne sera proposée, comme prévu, jusqu’au 15 mars. En temps de crise, la Genevoise estime plus que jamais nécessaire de diffuser le message du festival: résistance et solidarité.
Une épidémie qui paralyse la planète entière, cela ressemble au début
d’un scénario de fiction… On repense effectivement à des films tels que Contagion ou Le Survivant. Avec son onde de choc mondiale, le coronavirus ravive un sentiment d’incertitude, une peur archaïque des grandes épidémies. Dans un monde déjà très incertain, il prend une tout autre proportion. D’un autre côté, cette vague de panique permet de remettre certaines choses en perspective. L’humanité se rend soudain compte de sa fragilité face à la force des éléments. J’y vois le signe qu’il est peut-être temps d’arrêter d’occuper une place aussi dominante sur la planète et de gagner en humilité. Admettre qu’on ne contrôle pas tout est angoissant, mais nécessaire.
D’une crise à l’autre, quelles conséquences pour les droits humains?
Dans un monde incertain, les droits humains sont encore plus menacés. C’est pourquoi le fil conducteur du festival cette année était la révolte, le soulèvement citoyen face à l’urgence climatique, l’impunité, les inégalités sociales et économiques. L’an dernier, les populations d’une trentaine de pays sont descendues dans la rue pour défendre leurs droits. D’Haïti au Chili en passant par le Liban ou encore l’Iran, les signaux d’alerte sont très inquiétants. Cette rupture est en partie due au manque de confiance envers la classe politique, trop souvent aveugle face aux besoins de la société. Si ce constat peut paraître catastrophiste, la programmation était aussi centrée sur l’action, sur les solutions à inventer pour un monde plus juste.
A quoi ressemble la nouvelle version
du FIFDH? Grâce au travail intense de toute l’équipe, une programmation entièrement numérique a été mise sur pied. Notre priorité était de maintenir la trentaine de débats prévus avec nos invités, originaires du monde entier. Ils seront transmis en direct en ligne puis disponibles en replay. Les écrans ne pourront, certes, jamais remplacer la puissance d’une salle qui vibre à l’unisson autour d’un film, mais c’est tout ce que nous pouvions proposer en respectant les exigences sanitaires imposées. En ce qui concerne les films, documentaires et fictions, nous voulions à tout prix trouver une solution pour les cinéastes qui nous avaient offert leur première suisse. Trois films vont ainsi être diffusés sur la RTS: Maison neuve, Numéro 387 et Délit de solidarité. Nous sommes également en discussion avec les distributeurs pour organiser des sorties en salles. Reste la question des films «orphelins» pour lesquels nous avons pu compter sur un immense mouvement de solidarité. D’autres festivals – Vision du Réel, Numerik Games ou encore Locarno – ont en effet spontanément proposé d’en accueillir certains dans leur programmation.
La concurrence entre les festivals, qu’on dit parfois trop nombreux en
Suisse, s’est donc envolée? Personnellement, je ne ressens pas ce rapport de compétition. Chaque festival a sa place, sa ligne, son public. En temps normal, il est vrai que chacun travaille un peu dans son coin. Le contexte actuel renverse la tendance. Recevoir des messages de soutien de confrères alors qu’on doit abandonner d’un jour à l’autre le fruit de mois de travail s’est révélé très précieux pour mon équipe. Certains directeurs dont les événements sont menacés sont également venus me demander de l’aide. Je comprends leur détresse: gérer un bouclage alors que plane une interdiction est tout simplement impossible. Si la survie du
FIFDH est assurée, ce n’est de loin pas le cas de toutes les manifestations culturelles pour qui le désastre économique risque d’être fatal. J’espère que les autorités vont se mobiliser pour leur venir en aide.
Paradoxalement, l’annulation du FIFDH repose aussi la question de son rôle dans la distribution des
films. C’est vrai. Après dix-huit ans d’existence, le FIFDH a acquis une réputation internationale. Il est non seulement perçu comme un festival de cinéma, au choix artistique très exigeant, mais aussi comme un rendez-vous engagé. Pour un cinéaste, montrer son film à Genève, au moment du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, est un symbole fort, un geste qui peut faciliter la circulation de son film par la suite. Cela repose toute la question de l’impact. Aujourd’hui, si on veut qu’un film essaime au-delà d’un public de convertis, on ne peut plus simplement le lâcher dans la nature en espérant qu’il trouve son chemin. Il faut le guider. En cela, le FIFDH joue un rôle clé. Pour sauvegarder une partie de la confiance que les réalisateurs nous ont accordée, nous avons décidé de maintenir les prix. Les jurés regarderont les films chez eux et le palmarès sera dévoilé comme prévu dimanche 15 mars. Je veux croire que chaque crise permet de tirer des leçons pour le futur. En ce qui nous concerne, le chamboulement actuel nous pousse à revoir certains aspects de notre organisation actuelle, à devenir plus efficaces, plus professionnels.
Les réalisatrices ont peu à peu conquis le cinéma documentaire, mais restent minoritaires dans la
fiction. Pourquoi? Les conditions pour réaliser un documentaire sont plus abordables financièrement mais aussi plus précaires que pour un film de fiction. L’univers de la fiction est encore dominé par l’argent, les commissions de financement sont en mains d’hommes souvent peu enclins à encourager des femmes indépendantes qui agissent et portent un projet. Pendant longtemps, la femme n’a été qu’un objet, un corps dans le cinéma. J’ai récemment pris conscience de l’omniprésence de ce regard masculin. Il est important de déconstruire les clichés de genre dans la manière dont on écrit, dont on tourne les films. Les films construisent notre imaginaire collectif, ils façonnent notre manière d’appréhender le monde.
Quels films portés par des femmes
vous ont marquée récemment? Le documentaire Silence Radio, de la réalisatrice suisse Juliana Fanjul. Il raconte le quotidien de Carmen Aristegui, journaliste mexicaine qui risque sa vie pour dénoncer l’impunité dans un pays où les menaces de mort et de viol sont monnaie courante. Un modèle de droiture incorruptible, de résistance et de résilience qui ne peut que susciter l’admiration.
Nuestras madres, du cinéaste guatémaltèque César Diaz, Caméra d’or à Cannes, m’a également bouleversée. Il revient sur les blessures de la guerre civile au Guatemala, où les femmes ont souvent été des victimes collatérales.
«Je veux croire que chaque crise permet de tirer des leçons pour le futur»