Le Temps

«DÉGOMMER LES CLICHÉS» QUI COLLENT AUX HISTOIRES DU SOIR

- JULIE RAMBAL t @julie_rambal

Finies les histoires de princesses passives à conquérir, les livres jeunesse se remplissen­t de nouvelles héroïnes autonomes grâce à la vague #MeToo. Mais les personnage­s des livres destinés aux petits garçons attendent, eux, encore leur révolution

◗ Ni poupées ni super-héros! Tel est le titre d’un nouveau «manuel antisexist­e» à destinatio­n des enfants, dès 4 ans (Ed. La ville brûle), mais aussi le slogan de la Bibliothèq­ue de Vevey pour annoncer le premier «Drag-queen Story Hour» qui aura lieu le 14 mars prochain, en ses murs. Soit une heure de contes pour enfants, garantis sans stéréotype­s et lus par la drag-queen Tralala Lita, dans un costume chatoyant.

Nés à San Francisco, ces événements pour enfants visent à sensibilis­er les publics à la diversité, et séduisent toujours plus de parents soucieux d’éduquer leur progénitur­e à d’autres histoires que celles de princesses embrassées durant leur sommeil… A la Gaîté Lyrique de Paris, les «Contes à Paillettes» font ainsi carton plein depuis 2017. Mylène Badoux, responsabl­e médiation culturelle de la Bibliothèq­ue de Vevey, a profité du thème du prochain Samedi des bibliothèq­ues, «Même pas peur», pour organiser cette première en Suisse romande.

DEUX FOIS PLUS DE MÈRES

Elle lance avec entrain: «Je trouve ce concept fantastiqu­e car le personnage de la drag-queen est un vrai personnage de conte, qui permet de susciter la discussion sur des thèmes qui nous sont chers tels que l’inclusivit­é, la différence, le fait de devenir ce que l’on a envie d’être. On propose donc une journée «Même pas peur de bousculer les codes», avec plusieurs ateliers.» En novembre, l’équipe très investie de cette bibliothèq­ue publiait déjà sur YouTube une vidéo, On

dégomme les clichés, pour dénoncer avec humour une littératur­e jeunesse toujours saturée de «preux chevaliers et princesses juchées en haut de leur tour».

«On trouve encore trop de modèles archaïques, se désole Mélanie Esseiva, responsabl­e du secteur Jeunesse de la Bibliothèq­ue de Vevey. Il y a par exemple

Princesse Parfaite, série pour fillettes qui les invite à rester sages et jolies. Dans Petit Ours brun, on trouve aussi une mère qui passe sa vie en tablier de cuisine, vaisselle à la main. Mais comme le héros reste l’ourson, même des parents bien intentionn­és ne s’en rendent pas toujours compte. A Vevey, j’ai pris le parti de proposer des albums différents.»

C’est que toutes les recherches sur la littératur­e jeunesse restent accablante­s. Ainsi, une étude du cabinet Nielsen et du journal The

Observer réalisée sur les 100 albums jeunesse les plus populaires en 2017 démontre que les personnage­s masculins sont deux fois plus susceptibl­es d’avoir le premier rôle et de parler. Ils sont aussi huit fois plus souvent présentés en méchants. Et quand les héros sont incarnés par des figures non humaines (comme c’est le cas dans 60% des histoires pour petits) telles qu’animaux, légumes, squelettes, dragons…, ils sont 73% masculins, et majoritair­ement montrés dans des postures de puissance. Enfin, quand les adultes apparaisse­nt, les mères restent deux fois plus présentes que les pères. Conclusion de l’étude: «Cela prépare les enfants à considérer la domination masculine comme normale.»

ON NE NAÎT PAS PRINCESSE, ON LE DEVIENT

En 2020, rien n’a vraiment changé et «les ouvrages les moins chers vendus en supermarch­é sont toujours ceux qui offrent le plus de stéréotype­s», constate Anne Dafflon Novelle, docteure en psychologi­e et spécialist­e de la question de la socialisat­ion différenci­ée filles-garçons. Or, prévient-elle, «il faut savoir offrir dès la petite enfance des modèles permettant de se projeter dans toutes sortes d’émotions, profession­s, vêtements ou modèles familiaux, car c’est avant 5-7 ans que les enfants construise­nt leurs normes de genre, selon les indices sociocultu­rels qui leur sont présentés. C’est-à-dire qu’ils vont étiqueter comme masculin ou féminin le bleu, le rose, les voitures, les poupées, etc. Bref, on ne naît pas princesse, on le devient!» A force de lectures ultra-stéréotypé­es…

En 2006, elle avait d’ailleurs cofondé l’associatio­n Lab-Elle pour offrir aux parents et éducateurs des références d’albums jeunesse «attentifs aux potentiels féminins». Hélas, l’associatio­n a fermé en 2010, faute de subvention­s, et malgré un large succès d’estime. Trop en avance sur le mouvement

#MeToo? Car depuis cette prise de parole des femmes, les rayons jeunesse semblent en ébullition: Tu seras féministe, Perce-Neige et les trois ogresses, La Guerre des jupes, J’aime pas les super-héros… deviennent des best-sellers de librairies indépendan­tes se voyant quémander des livres féministes, dès 2 ans. Il n’est jamais trop tôt pour déconstrui­re…

Laurence Faron, directrice depuis quinze ans de la maison d’édition jeunesse Talents Hauts, et reconnue pour ses engagement­s, est ravie de cette effervesce­nce inédite, «qui stimule la concurrenc­e», mais regrette aussi, parfois, un simple marketing féministe venu remplacer celui où l’on imprimait des couverture­s roses pour les filles et bleues pour les garçons.

«Avec la vague #MeToo, les éditeurs y vont tous de leur anthologie de femmes inspirante­s, comme on dit, mais une fois que l’on a publié 40 biographie­s pour fillettes de Frida Kahlo ou Marie Curie, on n’a rien résolu, en fait, affirme-t-elle. Car le vrai défi éditorial reste de ne pas reproduire des schémas qui représente­nt toujours les mêmes familles blanches, hétérosexu­elles, bourgeoise­s et en bonne santé. C’est toute notre représenta­tion du monde qu’il faut repenser, même dans les personnage­s secondaire­s, et il ne suffit pas de mettre une héroïne girl power en couverture. Nous, éditeurs, avons une responsabi­lité intellectu­elle et humaniste de ne plus mettre dans les mains des enfants des livres reproduisa­nt un monde sexiste, raciste et excluant.»

DE POMPIER À DANSEUSE

Dans son catalogue, elle propose même tout un éventail de princesses, «parce qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, et qu’il ne faut pas s’interdire d’utiliser les archétypes qui fonctionne­nt auprès des enfants», mais savamment détournés. A la fin du conte, la princesse serait plutôt du genre à trouver le prince niais et tracer sa route, après avoir terrassé toute seule le dragon, par la ruse.

Du mieux, beaucoup de mieux, au rayon jeunes esprits curieux. Mais encore une révolution masculine à accomplir selon Mélanie Esseiva: «Depuis #MeToo, on trouve plein de choses sur la confiance en soi, le body positive, le harcèlemen­t…, mais à destinatio­n des filles, et les livres pour garçons restent stéréotypé­s. Quand ils ont droit à des récits sous forme de journaux intimes, par exemple, c’est toujours sur le ton humoristiq­ue, parce qu’un garçon écrivant son journal intime, quelle horreur!» ironiset-elle. Car il reste toujours plus facile de faire tendre les filles vers le masculin, en leur disant qu’elles pourront conduire des camions de pompier plus tard, que de dire aux garçons qu’ils ont le droit de se déguiser en danseuses. Vivement que Tralala Lita dégomme tout ça… ■

 ?? (VINCENT DUCARD) ?? A Paris, le collectif Contes à Paillettes questionne notre époque et notre société par le biais de la lecture. Le but: promouvoir la tolérance et briser les stéréotype­s.
(VINCENT DUCARD) A Paris, le collectif Contes à Paillettes questionne notre époque et notre société par le biais de la lecture. Le but: promouvoir la tolérance et briser les stéréotype­s.

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