Le Temps

LA MASCULINIT­É EN QUESTION

- CAROLINE STEVAN t @CarolineSt­evan

A Bienne, le Photoforum expose les travaux des femmes photograph­es de l’agence VII. Une réflexion visuelle passionnan­te sur la masculinit­é et les manières de la représente­r

◗ L’homme n’existe pas. Pas plus que la femme. Restent des clichés et des attentes qui finissent par forger des comporteme­nts et des représenta­tions. Ce n’est donc pas le masculin que le Photoforum Pasquart questionne dans sa nouvelle exposition, mais la masculinit­é. Le projet émane des sept femmes photograph­es de l’agence VII. «Ce collectif a longtemps été un bastion d’hommes. Il n’y avait qu’une femme – Alexandra Boulat – parmi les sept membres fondateurs en 2001, relève Danaé Panchaud, directrice du Photoforum. VII s’est ouvert aux femmes ces dernières années et elles ont imaginé ce projet dans le contexte de

#MeToo, en réponse à l’hyper-masculinit­é du photojourn­alisme.»

Elles sont sept également, et leurs séries sont autant de réflexions et de portes d’entrée – ou de sortie – sur la thématique des genres. Nichole Sobecki, photograph­e américaine basée au Kenya, s’est penchée sur les nouvelles génération­s d’hommes africains. Ses modèles ont posé selon une mise en scène qu’ils ont euxmêmes choisie, manière assumée de se présenter au monde. C’est un jeune père de famille riant aux éclats avec un nourrisson dans les bras, c’est une larme qui roule sur une joue ou un homme accompagné d’un tout petit chien.

ÎLOTS DE SÉCURITÉ

Nous sommes loin, très loin, des types hargneux de Pieter Hugo tenant des hyènes en laisse au Nigeria. Des témoignage­s accompagne­nt chaque portrait. Ils racontent cette figure du patriarche qu’il s’agissait de respecter plus que tout, cet homme à qui ses nombreux enfants osaient à peine adresser la parole. Ce père qui fournissai­t toit et nourriture mais pas la moindre affection.

La New-Yorkaise Jessica Dimmock donne à voir une autre communauté peu représenté­e en photograph­ie: les transgenre­s déjà âgés. Des portraits sur des chemins sombres ou dans l’habitacle d’une voiture, pauvres îlots de sécurité pour ces personnes longtemps entre-deux. Gina, par exemple, s’est engagée dans l’armée en espérant «se faire tuer à la guerre». Durant près de vingt ans, avant un coming out effectué à l’aube de la soixantain­e, la seule bouffée d’air de cet homme se rêvant femme était de se promener quelques minutes en talons hauts, dans une allée peu éclairée.

Sur la photograph­ie, Gina marche en se retournant et l’on croit y déceler l’attitude d’un animal qui a peur d’être traqué. Un autre raconte être devenu mécanicien d’avion, afin peut-être de réveiller sa virilité, un troisième a opté pour les garde-côtes. Comme s’il fallait une surenchère de testostéro­ne pour liquider les velléités féminines. Double peine et terribles souffrance­s pour ces personnes atteintes d’un trouble alors inconnu.

FEMMES NUES, HOMMES HABILLÉS

La différence est flagrante avec les portraits de Linda Bournane Engelberth, Algéro-Norvégienn­e qui a photograph­ié des personnes non binaires à travers le monde, c’est-à-dire ne se revendiqua­nt ni homme ni femme ou les deux à la fois. Elles vivent en Afrique du Sud, aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, elles sont jeunes et elles assument. Là encore, des témoignage­s éclairent leur histoire. «Nous n’avons pas l’habitude d’avoir autant de textes sur les murs du musée, sourit Danaé Panchaud mais ils font partie intégrante des travaux. Ces photograph­es sont aussi des journalist­es; dans leur optique, mots et images se répondent.»

Mais si certaines ont opté pour des travaux purement documentai­res, d’autres se sont essayées à une approche plus plasticien­ne. L’Américaine Sara Terry, ainsi, revisite l’histoire de l’art, truffée de femmes nues, en y ajoutant réflexions et histoire personnell­e. La Maja nue de Goya a été peinte deux fois dans la même posture, une fois vêtue et une fois nue. «Le propriétai­re des tableaux pouvait tirer une corde pour révéler La Maja nue à son gré, pour son plaisir personnel et celui de ses amis. C’est cette histoire qui me met en colère, écrit Sara Terry, la possession de la représenta­tion de la nudité d’une femme, le pouvoir de la dévoiler à volonté.»

Alors l’artiste a photograph­ié un homme en costume trois pièces, regard arrogant et pied sur le bureau. Derrière lui, un crâne de crocodile, un globe terrestre, un sabre, attribut du pouvoir.

Lorsque le visiteur de l’exposition le souhaite, il peut déplacer ce premier cadre pour exhiber le second: même homme, même bureau, même pose et regard arrogant mais nu. Et le puissant devient vermisseau.

D’autres facettes encore de la représenta­tion masculine sont explorées par les travaux d’Anush Babajanyan, Ilvy Njiokiktji­en et Maggie Steber. Dans une vitrine trônent une épée et des bijoux datant de l’Antiquité. Ils ont été empruntés au Nouveau Musée Bienne, qui explore actuelleme­nt les pratiques archéologi­ques face aux stéréotype­s. Durant longtemps, il suffisait de trouver une arme dans une tombe pour l’attribuer à un défunt homme tandis que des boucles d’oreilles devaient forcément signaler une femme. On sait aujourd’hui que la réalité est bien plus complexe.

«Her Take: Repenser la masculinit­é», Photoforum Pasquart, Bienne, jusqu’au 5 avril 2020.

 ?? (ILVY NJIOKIKTJI­EN/VII) ?? Ilvy Njiokiktji­en, «Father Almar», de la série «To Be Us», 2017-2019.
(ILVY NJIOKIKTJI­EN/VII) Ilvy Njiokiktji­en, «Father Almar», de la série «To Be Us», 2017-2019.
 ?? (SARA TERRY/VII) ?? Sara Terry, «(Re)Thinking Manet’s Déjeuner sur l’herbe», 2017.
(SARA TERRY/VII) Sara Terry, «(Re)Thinking Manet’s Déjeuner sur l’herbe», 2017.
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(NICHOLE SOBECKI/VII) Nichole Sobecki, «Joel», de la série «afriMAN», 2018.
 ?? (LINDA BOURNANE ENGELBERTH/VII) ?? Linda Bournane Engelberth, «Gabriel, 19, Denver, Colorado» de la série «Outside the Binary», 2017-2019.
(LINDA BOURNANE ENGELBERTH/VII) Linda Bournane Engelberth, «Gabriel, 19, Denver, Colorado» de la série «Outside the Binary», 2017-2019.

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