Le Temps

LE FÉMINISME QUI FAIT POP

- VIRGINIE NUSSBAUM t @Virginie_Nb

Angèle, Clara Luciani, Suzane: aujourd’hui, une vague de jeunes artistes donne de la voix pour défendre la cause des femmes. Cette génération post-#MeToo espère ainsi délier les langues, mais la mission reste délicate

◗ «Anti-sexism Academy. Welcome everyone». Au-dessus d’un portail en fer forgé, le panneau marque l’entrée d’un drôle de manoir. Là, les coupables de misogynie sont jugés à la barre, le respect enseigné au tableau noir (et en polos violets) et les hommes, encouragés à courir avec des seins factices – pour voir comment ça fait.

Cet univers farfelu est celui du clip de Balance Ton Quoi, ce tube d’Angèle sorti en 2018 qui aborde le sexisme ordinaire et le harcèlemen­t de rue. Réalisée par la photograph­e Charlotte Abramow l’an dernier, la vidéo comptabili­se aujourd’hui 66 millions de vues, terminant d’asseoir la popularité de la chanteuse belge et surtout, son statut de féministe.

GÉNÉRATION AUDACE

«Quelques mois après la sortie de l’album, je me suis dit que le morceau devenait malgré moi politique alors que j’avais décrit un état des lieux, un truc que je vivais en tant que jeune fille, dans la rue, au travail, n’importe où», déclarait Angèle à l’AFP en novembre. Elle ne l’avait pas anticipé et pourtant, son refrain s’est mué en hymne:

Balance Ton Quoi était entonné jusque dans les rangs de la grève des femmes en Suisse. «Même si tu parles mal des filles, je sais qu’au fond t’as compris…»

Aujourd’hui, Angèle embrasse cette nouvelle marque de fabrique, proposant à ses deux millions d’abonnés Instagram des pulls «Feminist in Progress» – ou des rouleaux de papier-toilette imprimés des mots «patriarcat, machisme, sexisme».

SUR LA PISTE DE DANSE

Et elle n’est pas seule: plusieurs autres artistes francophon­es se sont récemment fait porte-parole de la cause. Comme Clara Luciani, célébrée aux dernières Victoires de la musique, qui chante la révolte et la solidarité féminines dans La Grenade ou Ma soeur; Pomme, voix montante de la chanson à texte qui n’hésite pas à parler d’homosexual­ité féminine; ou encore Suzane, artiste la plus programmée dans les festivals l’été dernier, qui dénonce le harcèlemen­t sexuel sur des sons électro-rap. Le féminisme est-il en train d’infuser la pop?

«C’est un courant qu’on observe depuis quelques années: de jeunes artistes engagées, qui appartienn­ent à cette génération post-#MeToo plus audacieuse et osant d’avantage s’affirmer», note Jacques Monnier, programmat­eur au Paléo Festival. Qui cite aussi Aloïse Sauvage, Hoshi ou Lous and The Yakuza, une chanteuse belge d’origine congolaise «qui va exploser ces prochains mois, notamment avec un titre qui parle de viol». «Elles participen­t toutes à une libération de la parole et touchent la jeune génération. Nous sommes heureux de leur offrir des scènes toujours plus grandes.»

Le phénomène est flagrant, mais pas inédit. Car la musique n’en est pas à son premier tour de piste féministe – qui remonterai­t, pour certains, au girl power pailleté des Spice Girls, à l’insolence de Madonna, au punk-rock des militantes américaine­s de Riot grrrl au début des années 1990… voire bien plus loin.

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, BEYONCÉ

«J’aime citer Hildegarde de Bingen, une compositri­ce religieuse du XIIe siècle», indique Vanessa Blais-Tremblay, chercheuse en musicologi­e et en études des femmes à l’Université du Québec à Montréal. «Hildegarde ne demandait évidemment pas le droit de vote mais mettait en valeur les corps, les voix, les facultés de reproducti­on féminines. Il y a une immense tradition de femmes qui composent pour mettre en valeur les femmes.»

Mais Vanessa Blais-Tremblay note un changement de ton. Si des chanteuses comme Lynda Lemay avaient parlé d’agression sexuelle dans le passé, il s’agissait de chansons intimistes, autobiogra­phiques, provoquant l’empathie ou l’identifica­tion individuel­le. «Alors qu’aujourd’hui on parle de #MeToo sur des refrains accrocheur­s et entraînant­s, que les femmes reprennent en brandissan­t un doigt en l’air! Il ne s’agit plus de problèmes privés dont on guérit en privé, mais d’une véritable culture du viol devenu tout à coup visible. La musique pop crée une solidarité collective sur le plancher de danse

– jusqu’en ligne, où ces chansons et vidéos se partagent.»

Si l’étiquette féministe semble avoir bien réussi à Angèle, dont les ventes de disques en France en 2019 ont dépassé celles de Johnny Hallyday, elle ne garantirai­t pas la popularité pour autant. «Il y a encore une pénalité à se revendique­r féministe, affirme Vanessa Blais-Tremblay. Les chanteuses qui peuvent se le permettre ont accumulé suffisamme­nt de capital culturel parce que jeunes, minces, jolies. Et cela reste un phénomène en marge de la pop, là où elle s’hybride avec d’autres genres musicaux, qui n’a pas encore infusé les réseaux les plus mainstream.

Avez-vous déjà entendu Céline Dion chanter sur les agressions sexuelles?»

Il faut dire que se déclarer féministe pour une pop star, c’est prendre le risque de s’exposer aux interrogat­oires des médias et aux polémiques. Beyoncé en sait quelque chose. Dès ses débuts au sein des Destiny’s Child, la chanteuse a régulièrem­ent défendu les droits des femmes dans ses tubes R’n’B-pop, jusqu’à être érigée en symbole (avec un slogan, «Liberté, égalité, Beyoncé»). Trois ans après son célèbre Run the World (Girls), l’Américaine frappe fort aux MTV Video Music Awards de 2014 en interpréta­nt son titre Flawless devant le mot «feminist» affiché en lettres lumineuses… le tout en dansant de manière suggestive dans un justaucorp­s échancré.

On lui reprochera alors de sexualiser son corps, la traitera de «féminisme light» voire, dans les mots de l’intellectu­elle féministe bell hooks (sans majuscules à sa demande), de «terrorisme» car donnant un mauvais exemple aux jeunes filles. «Il y a cet empresseme­nt de juger, et de viser ce «féminisme pur» que pourtant personne ne définit! C’est un double standard impossible», souligne Melanie Marshall, musicologu­e à l’Université de Cork et spécialist­e des questions de genre en musique. «Mais il est intéressan­t de constater que le degré d’inquisitio­n varie et ce sont en particulie­r les artistes noires que l’on remet en question. Lady Gaga, par exemple, a été déclarée féministe avant même qu’elle ne s’affirme comme telle.»

GRAINE PLANTÉE

Autre critique: ces pop stars, avec leurs clips et leur merchandis­ing, ne font-elles pas du féminisme un argument marketing, vidé de son sens? «Je ne suis pas fan de cet aspect commercial, admet Melanie Marshall. Mais pour une jeune de 17 ans, acheter un t-shirt de Beyoncé, c’est comme essayer un costume et voir comment on se sent dedans. Comme une graine qu’on plante et qui se développer­a peutêtre avec les années.»

Car là réside la force de frappe d’Angèle, Beyoncé ou Taylor Swift (grimée en homme macho dans son tout nouveau clip, The Man): inspirer la jeune génération, principale consommatr­ice de musique pop. «Une célébrité peut faire office de paratonner­re, note Melanie Marshall. Je vois souvent mes étudiantes s’emparer de ces conversati­ons, de ces moments culturels pour explorer leur propre féminisme.»

Une prise de conscience qui fait son chemin mais qui, ironiqueme­nt, tarde à gagner l’industrie pop ellemême, encore dominée par les hommes et imprégnée de sexisme. Selon une récente étude de l’école californie­nne d’Annenberg, sur l’ensemble des nommés aux Grammy Awards de 2013 à 2020, seulement 11,7% étaient des femmes.

 ?? (VALÉRIE MACON; ALAIN JOCCARD/AFP; STÉPHANE CARDINALE/ GETTY IMAGES) ?? «Who run the world? Girls», chantait Beyoncé (en haut) en 2011. Un engagement que reprennent aujourd’hui, à leur sauce, Angèle (en bas, à gauche) et Clara Luciani.
(VALÉRIE MACON; ALAIN JOCCARD/AFP; STÉPHANE CARDINALE/ GETTY IMAGES) «Who run the world? Girls», chantait Beyoncé (en haut) en 2011. Un engagement que reprennent aujourd’hui, à leur sauce, Angèle (en bas, à gauche) et Clara Luciani.
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