Le Temps

«JE TIENS MON FÉMINISME DE MA GRAND-MÈRE»

- LISBETH KOUTCHOUMO­FF ARMAN t @LKoutchoum­off

Après «Chanson douce», qui lui a valu le Goncourt et la notoriété internatio­nale, la romancière Leïla Slimani signe le premier volet d’une trilogie familiale au Maroc, «Le Pays des autres»

◗ Leïla Slimani surprend. Après avoir marqué les lecteurs avec des personnage­s féminins qui lacèrent les convention­s sociales et sexuelles sous le vernis d’une société contempora­ine qui se cherche, après avoir été propulsée dans le grand huit de la notoriété littéraire internatio­nale grâce au succès de Chanson douce, voici Le Pays des autres, premier tome d’une trilogie familiale, au Maroc, du lendemain de la Deuxième Guerre mondiale à aujourd’hui. Ce premier volet, qui réunit le souffle de la saga et la précision d’une tapisserie, campe un couple hors norme, Mathilde et Amine, inspiré par les grands-parents de la romancière. Elle est une jeune Alsacienne, lui un officier marocain. Leur coup de foudre va abattre tous les obstacles à leur mariage et à leur installati­on dans une ferme près de Meknès. A travers leur amour, Leïla Slimani ausculte son histoire intime, celle du Maroc et celle de la colonisati­on.

Est-ce que vous avez porté longtemps

ce livre avant de l’écrire? Je savais qu’un jour j’écrirais sur l’histoire de mes grands-parents, mais je ne savais pas quelle forme cela prendrait. Cela peut paraître étrange, mais un romancier ne choisit pas vraiment ses sujets, ce sont ses sujets qui le choisissen­t. A un moment donné, vous êtes happé par quelque chose, vous ne savez pas trop pourquoi. Vous entrez, comme à pas feutrés, dans un lieu inconnu. Vous écrivez et parfois, vous vous sentez bien dans ce lieu, vous commencez à le meubler. Parfois cela ne se passe pas bien, et il faut partir, chercher un nouveau logement. Pour ce livre, j’ai testé beaucoup d’endroits peu accueillan­ts avant de trouver le bon.

Se lancer dans une saga familiale représente une prise de risque par rapport à vos romans précédents, c’est

ce que vous vouliez? Je me sentais à l’étroit dans ce que j’avais fait jusqu’alors. Je ne me voyais pas encore écrire des histoires très dures dans le Paris contempora­in. Même si Le Pays des autres contient

«J’aime l’idée de suivre les personnage­s sur le cours d’une vie»

LEÏLA SLIMANI

beaucoup de violence, on y trouve aussi de la douceur. J’avais envie peut-être d’exploiter une autre part de moi, plus empathique avec ses personnage­s.

Qu’est-ce qui vous motive à écrire sur

le Maroc et sur votre famille? Une raison intime tout d’abord, essayer de comprendre les bouleverse­ments que le Maroc a traversés ces soixante dernières années. Et comment une famille, qui ressemble à la mienne, avec cette jeune femme alsacienne qui épouse un officier marocain à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, comment cette famille-là, qui ne pouvait appartenir à un aucun camp, a-t-elle traversé les déchiremen­ts de la colonisati­on? J’essaye par-là de comprendre d’où je viens.

Sur le plan littéraire, qu’est-ce qui vous

plaît dans la fresque familiale? J’aime l’idée de suivre les personnage­s sur le cours d’une vie, de voir l’influence de l’histoire avec un grand H sur leur quotidien. C’est le défi aussi de me rapprocher de formats classiques qui m’ont bercée dans mon adolescenc­e.

Quels romans-fleuves vous ont inspirée? La Trilogie du Caire de Naguib Mahfouz, un chef-d’oeuvre absolu, qui s’étend de la révolution de 1919 contre les Anglais à la fin de la monarchie. J’ai aimé aussi Les Thibault de Roger Martin du Gard, Les

Semailles et les Moissons d’Henri Troyat, L’Amie prodigieus­e d’Elena Ferrante. La saga apporte son lot d’écueils, comme un romanesque un peu kitch. Je voulais tenir la bride pour que le style reste tenu et épuré.

Comment l’histoire de vos grands-parents vous est-elle parvenue? Ma grand-mère, mon grand-père, ma mère nous racontaien­t beaucoup d’histoires. Ils transforma­ient leur vie en anecdotes. Ma grand-mère m’a parlé de son enfance en Alsace, mon grand-père de son incarcérat­ion dans un camp pendant la guerre, de son évasion. Enfant, je ne mesurais pas la portée politique de leur couple, ni les difficulté­s qu’ils avaient rencontrée­s. Je n’en avais qu’une vision romanesque.

Qu’est-ce que vous avez appris en

écrivant ce roman? J’ai compris la modernité de ma grand-mère, son indépendan­ce d’esprit, son courage. Le courage de mon grand-père aussi, ce Marocain qui arrive en France en tant qu’officier indigène, traité avec racisme alors qu’il venait pourtant sauver la France. Ces indigènes étaient méprisés en France et méprisés aussi de retour chez eux. Ecrire m’a permis de me représente­r la violence d’avoir traversé tout cela.

A quoi fait référence le titre «Le Pays

des autres»? L’une des définition­s de la colonisati­on est quand votre pays devient le pays des autres. Vous n’êtes plus chez vous tout en étant désigné comme indigène, appellatio­n paradoxale puisque l’indigène est celui qui vient de là où il est. Mais si l’indigène est traité comme tel, cela veut dire qu’il est déjà exclu. Dans le roman, les femmes sont toujours dans le pays des hommes, quelle que soit leur nationalit­é. Mais on pourrait dire, au fond, que toute tentative de vivre ensemble revient à vivre dans le pays de l’autre. L’amour, le couple, c’est cela aussi. Vivre dans le pays des autres, finalement, c’est la condition humaine.

Le roman s’ouvre avec deux citations. L’une de Faulkner et l’autre d’Edouard Glissant qui parle de la «damnation

du mot métissage»... Celle de Faulkner est tirée de Lumière d’août et décrit l’état d’esprit du personnage de Joe Christmas, métis qui n’assume pas sa condition. Faulkner le décrit comme un être double, chez qui coule du sang noir et du sang blanc. Le métis aurait ainsi deux identités. La damnation du mot métissage dont parle Edouard Glissant repose sur cette idée. On ne parle de métissage que quand les identités additionné­es sont perçues comme hétérogène­s, hiérarchiq­uement différente­s. On n’appelle pas métis un couple franco-allemand. Le mot métissage exprime une hiérarchie des races. Sans cela, nous serions tous métis puisque nous sommes tous les enfants de deux personnes différente­s. Le métis dépend toujours de l’autre pour déterminer son identité. Prenez l’exemple de Barack Obama, enfant d’une Américaine d’origine européenne et d’un Kenyan. Or on parle toujours de lui comme du premier président noir des Etats-Unis. Tout est une question de regard. Le métis est condamné à ne jamais savoir qui il est.

Comment vivez-vous cela? Ce n’est absolument pas grave de ne pas savoir qui on est. Au contraire, cela nous oblige à considérer l’autre différemme­nt, à se dire que l’on partage beaucoup avec les autres puisque l’on n’est soi-même pas grand-chose. Dès lors que l’on n’est pas enfermé dans une identité, les possibilit­és de rencontres sont infinies.

Aujourd’hui, en France notamment, l’idée qu’il faut tourner la page de la colonisati­on a du vent dans les voiles.

Comment réagissez-vous? Mais la colonisati­on, c’était hier. Comment dès lors pourrait-on arrêter d’en parler? Pour moi, il s’agit de l’enfance de mes parents. Mon père a été traité de bicot, de crouille, il a vécu dans un monde où il pensait qu’il était inférieur à d’autres gens. Il a aussi vécu de grandes amitiés avec des Français. La complexité de cette période mérite que l’on écrive des romans, que l’on fasse des films, que l’on raconte cette histoire.

Comment est né votre engagement

féministe? Il est né de ma grand-mère qui, quand mon grand-père sortait le soir, lui disait, avec son fort accent alsacien: «Je viens avec.» Il répondait non. Elle rétorquait: «C’est ainsi, je viens avec.» Et elle le suivait sur le chemin, dans la campagne, dans la poussière, avec son tablier. Ça le rendait fou. Il se mettait à courir. Elle courait aussi en lui disant: «Si tu vas au bar, je vais au bar. Si tu vas au cinéma, je vais au cinéma.» C’est comme ça que j’ai été élevée. Je viens avec! Mon engagement féministe vient de là.

Genre | Roman Autrice | Leïla

Slimani

Titre | Le Pays des autres

Editeur | Gallimard Pages | 368 p.

 ?? Leïla Slimani. (KEYSTONE/TT NEWS AGENCY/HUSSEIN EL-ALAWI/SYDSVENSKA­N) ??
Leïla Slimani. (KEYSTONE/TT NEWS AGENCY/HUSSEIN EL-ALAWI/SYDSVENSKA­N)
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland