Le Temps

L’URBANISME PEUT-IL FAVORISER UN UVEL HUMANISME?

- GAUTHIER AMBRUS

Face à la densificat­ion des villes, les initiative­s fleurissen­t pour leur donner un visage plus humain. En 1923, le poète russe Ossip Mandelstam formait lui aussi le voeu d’un urbanisme qui serait l’allié des hommes

◗ L’époque actuelle multiplie les signaux d’un véritable désir de reconquête des villes par leurs habitants. On en a vu des exemples récents, à Genève, avec le succès confirmé du projet participat­if Nature en ville, qui invite la population à reverdir son quotidien, ou encore avec le lancement de l’initiative «Pour un urbanisme plus démocratiq­ue», destinée à rendre les citoyens maîtres en dernier recours du visage de leur commune. Il y aurait certaineme­nt plusieurs façons d’expliquer un phénomène de ce genre, selon le paramètre à partir duquel on l’aborderait. On préférera ici attirer l’attention sur le problème qu’il dissimule tant bien que mal.

SE RÉAPPROPRI­ER SON DESTIN

Les projets mentionnés ne veulent-ils pas, en somme, refaçonner la ville contre elle-même? Ou plus précisémen­t, contre les raisons et les objectifs en fonction desquels elles ont été conçues et bâties à l’origine, avant de dériver vers une situation de dégradatio­n progressiv­e qui a fini par les rendre invivables aux hommes pour qui elles ont été créées.

Autrement dit, à travers la ville, l’humanité tente de se repenser ellemême afin de se réappropri­er son destin. Or elle bute sur des obstacles

«Loin d’être une simple lubie, l’instinct de l’architectu­re sociale, c’est-à-dire de l’organisati­on de la vie en formes monumental­es grandioses qui semblerait passer de beaucoup les besoins directs de l’homme, est profondéme­nt ancré dans les sociétés humaines […]» (OSSIP MANDELSTAM, «LA QUATRIÈME PROSE»)

prévisible­s, structurel­s, qui sont impossible­s à balayer d’un seul coup: son propre passé, son inertie, mais aussi ses besoins primaires (logement, confort, facilité de déplacemen­t, etc.), d’autant plus aigus dans un contexte de grandes mutations et d’urbanisati­on croissante.

EFFROI ET ESPOIR

Comment faire, alors, pour accorder ces deux exigences contradict­oires et faire à nouveau de la ville un vecteur de progrès et non de destructio­n, ou le simple décor du mal-être collectif de notre temps? Un article de 1923 du poète russe Ossip Mandelstam, intitulé L’Humanisme et notre temps, laisse passer quelque chose de cet effroi et de cet espoir. Chez lui, c’est l’effroi qui le saisit face à l’avènement du monde nouveau, s’exprimant dans les nouvelles architectu­res urbaines du XXe siècle, et simultaném­ent le voeu qu’il puisse être source d’espérance pour l’humanité.

Mandelstam entrevoit l’apparition d’une «architectu­re sociale». Ce serait une manière de construire la ville qui s’oppose aussi bien aux anciens modèles monumentau­x, où l’homme était écrasé sous une conception autoritair­e qui le niait en le réduisant à un outil ou une variable, qu’aux tentatives d’habitats individuel­s esquissées au siècle précédent pour garantir la propriété bourgeoise, au nom des droits libéraux.

Ces deux modèles ont prouvé leur nocivité ou leurs limites. La seconde notamment s’est révélée incapable, malgré ses prétention­s, à protéger l’humanité contre les périls et les catastroph­es sociales qui la menacent, comme ces «maisons plates» facilement détruites par le tremblemen­t de terre auquel elles devaient en principe résister.

Pour Mandelstam, le futur appartient à une urbanité nouvelle, qui ne refuserait pas la monumental­ité de la ville mais qui l’édifierait en vue du besoin fondamenta­l de l’humanité: celui de former une société toujours plus universell­e, «sur le principe d’une familiaris­ation mondiale», avec en ligne de mire l’affirmatio­n croissante de la liberté individuel­le «jusqu’aux limites de l’univers». Il y voit même la condition d’un humanisme retrouvé, le seul possible et le seul authentiqu­e désormais.

L’avenir immédiat a donné un démenti cruel aux espoirs de Mandelstam, avec ses constructi­ons soviétique­s synonymes d’un pouvoir aux effets de dépersonna­lisation impitoyabl­es. Reste que son article est l’expression d’un désir de changement radical, accompagné d’une angoisse face à l’inconnu, qui nous parle encore aujourd’hui, à l’heure où nous faisons face, nous aussi, à une remise en cause sans précédent de nos modèles de vie collective.

Comme son auteur, nous voulons croire que la ville peut être la clé d’un «nouvel humanisme». Sachons trouver la juste voie, entre l’impuissanc­e dérisoire des «maisons plates», dont nos toits recouverts de végétation offrent comme un nouvel avatar, et l’écrasement de l’humain sous des kilomètres de béton.

Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

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