«LISIÈRE», UNE VIRÉE AUX FRONTIÈRES DU RÉCIT
Dans «Lisière», Kapka Kassabova fait parler une géographie agitée en donnant la parole aux petites voix d’une région transfrontalière des Balkans. Un ouvrage bouleversant qui rappelle la puissance narrative des littératures du réel
◗ En 1971, Felix S. a 18 ans et vit en Allemagne de l’Est. Fiché «ennemi du peuple», traqué par la Stasi, ses perspectives d’avenir s’étranglent. Pour changer de destin, il se rend jusqu’à la côte bulgare, d’où il compte rejoindre la Turquie, de nuit, en longeant une falaise. Arrêté, torturé, jugé et condamné, Felix S. en réchappera au bout du compte.
Entre 1961 et 1989, 415 touristes étrangers issus du bloc de l’Est auraient disparu dans cette zone, abattus par les soldats chargés de surveiller ce qui représentait alors la dernière frontière soviétique, un double fil barbelé au milieu d’une épaisse forêt, réputée plus facile à franchir que le mur de Berlin.
CICATRICE ET DENTELLE
Enfant, Kapka Kassabova passait des vacances insouciantes sur ces mêmes plages de la «Riviera rouge». Née à Sofia en 1973, elle émigre en Nouvelle-Zélande avec sa famille après la chute du régime communiste. Elle vit aujourd’hui en Ecosse. Des Felix S. buvant une dernière limonade, en sandales, fondus parmi la foule des baigneurs, elle en a sûrement croisé sans le savoir. Devenue écrivaine, Kapka Kassabova a tendu l’oreille à ces trajectoires brisées, ces histoires sans personne pour les dire qu’elle portait en elle, jusque dans l’exil. Neuf livres ont pourtant précédé le voyage qui lui permettra de composer
Lisière, superbe exploration intime aux confins de l’Europe, de la mémoire et de l’humanité.
Publié par les soigneuses Editions Marchialy dans une traduction de Morgane Saysana – grâce à qui Kapka Kassabova se lit aussi comme la poétesse qu’elle est – le livre s’ouvre par une carte. Trois mers (la mer Egée, la mer Noire et la mer de Marmara) et trois pays (la Bulgarie, la Turquie et la Grèce) s’y articulent autour d’une ligne en pointillé. Pas franchement fermée, pas totalement ouverte, à la fois cicatrice et dentelle, porte et prison, cette triple frontière dessert trois régions – les Rhodopes à l’ouest, la Thrace au centre et la Strandja à l’est. C’est là-bas, dans ce massif à flanc de mer Noire, pendant une cérémonie du feu, que commence Lisière.
En escale à Dubaï pour une tournée de présentation de son livre, elle nous écrit par e-mail: «Je me suis mise à parler avec les gens, tous des descendants de réfugiés bulgares de la Turquie, suivant les guerres balkaniques (1912-1913) et la Première Guerre mondiale, et des survivants du Rideau de fer dans l’ombre duquel se trouvait leur village. Et j’ai ressenti que le moment d’affronter cette frontière meurtrière et ces montagnes mystérieuses était enfin arrivé. C’est la frontière de mon enfance. Bien que pendant la guerre froide on ne pouvait pas s’approcher de cette zone militarisée, le Rideau de fer m’a formée et donc hantée depuis toujours. J’ai toujours su que j’y retournerais pour faire face à ses fantômes.»
Plusieurs voyages et deux ans de travail ont été nécessaires pour récolter et organiser cette somme d’histoires, «parfois insoutenables et jusqu’ici gardées dans le silence du trauma, de la honte, de la tristesse ancestrale – de l’indicible», épuisant les forêts, les villages, les routes, les monastères, les grottes, les casernes, les sources, les mariages, cueillant des témoignages hallucinants à même la bouche des voyantes, des botanistes, des hôteliers, des archéologues, des passeurs, des bergers, des chasseurs de trésors, des gardes-forestiers et des voyageurs solitaires.
Ces personnages, Kapka Kassabova les scrute attentivement, avec une bienveillance à toute épreuve, traquant les émotions trahies au détour d’un sourire, les blessures balayées d’une boutade, le dessous des dialectes – tout ce qui fait l’incroyable pouvoir de résilience des humains face à la roue de l’histoire. «La vie n’est-elle pas plus étrange encore que la fiction?» demande ainsi l’épouse de Felix S. A travers cette question, elle résume l’entreprise de Lisière, qui, de page en page, capte l’infini merveilleux des destinées humaines.
PRÉSENCES ANCIENNES
Ces bribes de vies qui relèvent à la fois du conte, de la tragédie et de la chronique rurale, l’autrice les tresse dans les fils de mythologies plus anciennes. Les vestiges des Thraces, dont les rares écrits remontent au IIe siècle avant J.-C., les légendes ottomanes, les rites ésotériques et les sultans maudits donnent à
Lisière une portée magique ancrée dans les détails du paysage: «Nous portons en nous-mêmes à la fois les époques passées de nos propres vies et la mémoire distante d’autres époques. La mémoire et en général l’expérience humaine ne sont pas linéaires – ni au niveau individuel ni au collectif. Elles contiennent des multitudes de couches invisibles à la surface. Je suis passionnée des géographies humaines de lisière, où sont enfouies des dimensions d’expérience sacrées ou secrètes qui dépassent parfois le langage. Et les Balkans du sud, qui sont les premiers lieux d’habitation et de civilisation européenne, sont pétris de présences anciennes. C’est par amour pour ces géographies profondément touchantes et humaines, tatouées d’histoires non écrites, que j’ai fait ce travail d’archéologie narrative.»
Cinquante ans après le calvaire de Felix S., la région reste traversée par des hommes chaussés de sandales qui s’épuisent dans les forêts. Même s’ils marchent dans l’autre sens, eux aussi visent la liberté – ce sont les réfugiés kurdes ou syriens que des camions déversent au pied de la frontière turque. Leurs parcours chaotiques, entre impasses bureaucratiques et passeurs véreux, font enfin de Lisière un plaidoyer politique: «La culture des frontières nous guette de partout. Dans le discours des dirigeants, dans la peur des virus et les nouveaux murs trumpiens. Lorsque la politique faillit, on peut toujours essayer d’ouvrir de petits espaces de compassion à travers l’art.»