LEVINAS AUJOURD’HUI
Fruit d’un séminaire destiné à des soignants, l’ouvrage de Corine Pelluchon expose de manière lumineuse les thèses d’un philosophe réputé ardu. L’auteure confronte aussi cette figure tutélaire aux enjeux de notre temps
◗ Il faut saluer le dernier livre de Corine Pelluchon comme une performance à la fois philosophique et pédagogique tout à fait remarquable. Issu d’un séminaire qu’elle a dispensé à un public de soignants – des non-philosophes, donc –, il a pour but d’introduire à la pensée d’Emmanuel Levinas (1906-1995), penseur réputé à la fois difficile, important, inclassable et, au fond, méconnu, au-delà des quelques thèmes valises auxquels on l’associe immanquablement (autrui, visage, éthique, infini).
Avec une clarté et une sobriété qui forcent l’admiration, Corine Pelluchon restitue toute la signification philosophique de l’oeuvre de Levinas, à partir de son adhésion-opposition aux maîtres Husserl et Heidegger. Ce n’est pas une mince affaire que d’expliquer simplement la phénoménologie, sans cependant réduire la complexité et la diversité de ses thèses. Sous la plume de Pelluchon, les enjeux deviennent limpides. On voit par exemple parfaitement comment naît chez Levinas la problématique centrale d’autrui: alors que Husserl voulait savoir comment on connaît l’autre, Levinas montre justement que le surgissement d’autrui rompt la trame de la connaissance. D’où, pour lui, la primauté de l’éthique.
De manière originale, Corine Pelluchon confronte également tout au long de ce parcours la pensée de Levinas à des thèmes qu’il n’a pas explicitement traités, mais auxquels elle avait consacré ses livres antérieurs: l’éthique médicale, la responsabilité envers les animaux, nos usages des écosystèmes. En quoi la situation clinique illustre-t-elle la situation éthique? Pourquoi Levinas distingue-t-il le meurtre de la chasse et de l’extermination des animaux d’élevage?
UN LIEN MIS À MAL
L’auteure ne rechigne donc pas à montrer les implications pratiques et politiques de la pensée de Levinas. Dans la dernière partie du livre, elle montre comment la pensée politique du philosophe va au-delà d’une simple critique de l’Etat qui homogénéiserait les individus: «Il pointe également les dérives des sociétés contemporaines dans lesquelles les individus, surtout préoccupés par ce à quoi ils ont droit, perdent le sens de ce qui les relie aux autres.»
Mais le souffle qui traverse ce livre n’est pas seulement pédagogique, il est aussi celui de la gratitude. Il est rare qu’un ou une philosophe reconnaisse avec tant de chaleur la dette qu’il doit à un grand prédécesseur. Corine Pelluchon s’en est acquittée de la manière la plus élégante qui soit.