Le Temps

SHOAH: DANS LA MÉMOIRE DU MONSTRE

- JEAN-BERNARD VUILLÈME

Quand un historien israélien devenu spécialist­e des camps de la mort nazis en Pologne perd lentement pied

◗ On n’attendait pas l’écrivain israélien Yishaï Sarid, déjà connu en France comme auteur de romans policiers, sur le terrain littéraire­ment délicat de la Shoah.

Le Monstre de la mémoire prend la forme d’une lettre rédigée par un historien spécialist­e des camps de la mort en Pologne et guide attitré des lycéens israéliens lors de leurs voyages sur place. Il écrit au président de Yad Vashem, l’Institut internatio­nal pour la mémoire de la Shoah à Jérusalem, «représenta­nt officiel de la mémoire», qui mandate le guide et le rémunère.

C’est un récit que le président attendait à la suite d’un événement dommageabl­e dans lequel le guide est impliqué. Yishaï Sarid ne relate cet événement qu’à la toute fin, il survient tel un orage dénouant une tension croissante devenue insoutenab­le. Le récit s’enchaîne d’une manière implacable, compacte, mettant en lumière le détail des processus en cours comme autant de rouages d’une mécanique infernale.

DÉSIR DE VENGEANCE

Avec le temps qui passe, il ne s’agit plus seulement aujourd’hui de ne pas oublier, mais encore de s’interroger sur l’impératif de la mémoire, alors que disparaiss­ent les derniers survivants de l’Holocauste. Comment parler de la Shoah? Comment se prémunir contre l’oubli sans fabriquer un «monstre de la mémoire», une religion de la survie, voire entretenir un sourd désir de vengeance? Le roman de Yishaï Sarid aborde ces questions difficiles, voire gênantes. Le Monstre de la

mémoire a reçu bon accueil en Israël en 2017. Critique la plus enthousias­te, la poétesse Navit

Barel estime qu’il forme une «sainte trinité» aux côtés de Primo Levi et de la philosophe Hannah Arendt.

Né en 1965, fils d’un ancien ministre de Yitzhak Rabin et d’Ehud Barak, époux de la petitefill­e de Moshe Dayan, lui-même ex-officier de l’armée israélienn­e, Yishaï Sarid porte avec force le questionne­ment de la mémoire de l’Holocauste pour des génération­s aux liens toujours plus ténus

«Qu’auriezvous accepté de faire pour survivre?»

avec l’époque nazie. D’une précision ethnologiq­ue, son roman fouille dans les moindres détails l’efficacité mortifère des camps d’Auschwitz-Birkenau, de Treblinka, de Sobibor et de Belzec. Ecrasé par le poids de la mémoire qu’il a défrichée, le narrateur en arrive à douter des effets de sa parole sur les visiteurs qu’il guide.

Constatant que l’exterminat­ion, conçue comme un processus industriel fondé sur la haine, s’appuyait sur «l’instinct animal de survie (à tout prix) qui huilait les rouages de leur entreprise de mort» et «le renoncemen­t humain devant la force écrasante», le guide de Yad Vashem porte le questionne­ment à son paroxysme. Il est en quelque sorte malade de trop de savoir et se met à douter sur la manière de parler aux lycéens qu’il instruit, supportant de plus en plus difficilem­ent leurs «mièvreries ritualisée­s», des chants «insipides joués à la guitare», les kaddishs, les drapeaux dans lesquels ils s’emballent, les larmes, les bougies.

Vivant la plupart du temps en Pologne, loin de sa famille restée à Tel-Aviv, le guide, pourtant très imprégné de l’importance de son rôle, perd peu à peu le fil de sa vie personnell­e à force de se mouvoir dans l’horreur historique.

COMME LES KAPOS JUIFS

Le narrateur s’interroge sur l’usage de la force et de la violence d’une manière radicale qui remue nos angoisses au-delà même de la tragédie de la Shoah. «Qu’auriez-vous accepté de faire pour survivre?» Ses questions incluent le rôle longtemps tabou des kapos juifs des camps, non pour les accabler, mais pour interroger l’instinct de survie et se persuader qu’il se serait comporté comme eux, aurait transporté les cadavres des chambres à gaz aux crématoire­s, aurait arraché les dents en or de leur bouche. Et de rappeler ces chiffres sur le «bon fonctionne­ment de l’exterminat­ion à Treblinka»: 30 Allemands, 150 Ukrainiens et 600 juifs y travaillai­ent.

Il parle de ce qui s’est passé, mais suggère encore ce qui pourrait arriver, voire arrive déjà. Que penser de la Shoah en tant qu’exposition ou jeu d’ordinateur prétendume­nt didactique (le narrateur participe un peu naïvement à une telle expérience), ou encore, ainsi que s’achève le roman, en tant que documentai­re manipulant jusqu’au gardien de la mémoire?

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Traduction | De l’hébreu par Laurence Sendrowicz Editeur | Actes Sud Pages | 158
Genre | Roman Auteur | Yishaï Sarid Titre | Le Monstre de la mémoire Traduction | De l’hébreu par Laurence Sendrowicz Editeur | Actes Sud Pages | 158

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