Le Temps

UNE HÉROÏNE À LA CROISÉE DES VIOLENCES

- ANTOINE BAL

Par des phrases courtes décochées avec précision, «Otages» de Nina Bouraoui suit le monologue intérieur d’une ouvrière acculée par la pression économique et sexiste

◗ Dès les premières pages d’Otages de Nina Bouraoui, la catastroph­e à venir se fait sentir, à la façon d’une lente macération. La narratrice, Sylvie Meyer, a 53 ans. Elle est ouvrière, cheffe de section à la Cagex, une usine de caoutchouc. Elle raconte qu’un matin Gilles l’a quittée, coupant net leur relation «jaune pâle». «Il y avait un mur entre mon mari et moi. Au début c’était une petite ligne, puis une petite marche. On se voyait encore tout en trébuchant quand on s’approchait l’un de l’autre.»

L’amorce du roman est la dissection d’une défaite amoureuse étouffée dans la routine. La gestation d’une violence qui ne s’est pas exprimée, pétrie dans l’accumulati­on. «J’étais triste, sans l’admettre. Je crois que c’est à partir de ce moment-là que quelque chose s’est décroché de moi.»

Mais ce n’est pas la première des douleurs rentrées de Sylvie Meyer. Elle porte aussi une violence sociale, dans laquelle l’impensable, pour une mère de deux enfants sans antécédent judiciaire, va s’inviter comme une pulsion plausible. «Les choses que l’on ne veut pas regarder, ou admettre, grandissen­t dans votre dos.»

«L’OEIL DE MOSCOU»

Le point de rupture – le deuxième, donc – surviendra après que Sylvie Meyer, superviseu­se des «abeilles», les autres travailleu­ses de l’usine placées sous sa responsabi­lité, est chargée de faire le sale boulot par Victor Andrieu, son patron. Lâche, il manipule Sylvie pour en faire «l’oeil de Moscou» de la direction parmi les siennes. Elle doit dresser des listes pour distinguer les maillons faibles des bonnes ouvrières. Elle prend du galon sur le dos de la sororité. A la saveur de ce petit pouvoir provisoire, cette miette de dignité retrouvée dans la vie morne, Sylvie Meyer se prend au jeu du chantage avant de subir la douche froide d’une nouvelle humiliatio­n chargée de sexisme et de mépris de classe.

Mais ce n’est pas tant ce que va faire Sylvie Meyer qui importe. Ce qui convainc dans Otages, c’est plus largement l’observatio­n du cumul des violences et des vulnérabil­ités que subissent les femmes. Nina Bouraoui décrit l’endurance dans les expérience­s subies sous pression économique et patriarcal­e et ce que la violence produit jusque dans l’intimité. Au-delà des inégalités structurel­les au travail, le spectre du viol se tient toujours tapi quelque part. Nina Bouraoui l’explore ici comme une prise d’otage supplément­aire et indélébile, une cassure structuran­t les premières expérience­s affectives et sexuelles de son personnage. Comme dans la plupart de ses oeuvres, le motif du souvenir vient constammen­t renseigner le présent.

SENTIMENTS MITRAILLET­TES

Nina Bouraoui interroge la liberté comme un besoin et un leurre. «Au moins il m’arrivait quelque chose», glisse Sylvie qui semble agir comme un fantôme. Son geste n’est pas si spectacula­ire. Il est tenté dans une sorte de résignatio­n, comme écrasé à l’avance. Il rend la rébellion de Sylvie d’autant plus réaliste, prisonnièr­e qu’elle est d’une violence systémique qui la dépasse de toute façon. Mais, furtivemen­t, Sylvie existe et redevient «quelqu’un qui compte», fière de venger les travailleu­rs.

Otages se lit d’une traite. C’est un flot de phrases courtes, de sentiments mitraillet­tes décochés avec précision. Habituée à l’autofictio­n, Nina Bouraoui nous accroche par la maîtrise du monologue intérieur. On est peu surpris d’apprendre que l’oeuvre était à l’origine une pièce de théâtre, jouée en 2015. Le texte est réactualis­é en roman au moment où les grèves en France de décembre 2019 et de début 2020 donnent encore de l’écho.

La présence du patron au travers d’une litanie d’injonction­s sonne par contre de façon trop théâtrale, artificiel­le presque, tout comme le choix d’un épilogue en forme de lettre de Sylvie Meyer à son ex-mari. C’est lorsque l’ouvrière est seule que le projet de Nina Bouraoui touche juste et rend véritablem­ent «hommage aux otages économique­s et amoureux que nous sommes».

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(JOËL SAGET/AFP) Dans «Otages», Nina Bouraoui expose comment la violence subie par son héroïne à l’usine retentit jusque dans son intimité conjugale.
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Genre | Roman Autrice | Nina Bouraoui Titre | Otages Editeur | JC Lattès Pages | 170

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