«LA DÉMOCRATIE EST VITALE POUR LES FEMMES»
«Dès qu’un pouvoir fort s’installe, les premières cibles sont souvent les femmes. On le voit en Europe centrale et dans l’Amérique de Trump»
Longtemps assignées aux seuls devoirs de beauté et de procréation, les femmes ont dû conquérir chacun de leurs droits, du salariat au bulletin de vote. L’historienne Michelle Perrot le rappelle dans un très beau livre. Nous l’avons rencontrée à Paris
◗ En créant, au début des années 1970, un cours intitulé «Les femmes ont-elles une histoire?», elle a contribué, avec quelques autres, à sortir les femmes de l’ombre. Historienne renommée et pionnière du féminisme, Michelle Perrot a partagé le fruit de ses recherches dans des ouvrages de référence tels qu’Histoire des femmes en Occident (Plon), avec Georges Duby, en 1990, ou encore Les Femmes ou les Silences de l’histoire (Flammarion), en 1998. Aujourd’hui, elle publie La Place des femmes. Une difficile conquête de l’espace public (Textuel). Un beau livre d’entretiens avec l’historien Jean Lebrun, agrémenté de plus d’une centaine de photographies, gravures et caricatures historiques finement trouvées, qui rendent le propos de la chercheuse encore plus éclatant: les femmes n’ont cessé de devoir se battre pour exister dans l’espace public, et donc politique. Rencontre avec l’une de ces combattantes exceptionnelles.
Votre livre est une réédition, actualisée, d’un ouvrage déjà paru en 1997. Qu’est-ce qui a changé pour les femmes en deux décennies? La loi sur la parité, qui a produit des résultats politiques. Désormais, il y a plus de femmes dans les gouvernements, et le principe de parité est même devenu une espèce de remords: tout le monde se dit qu’il faudrait plus de parité, même dans les entreprises. La question du corps des femmes, et des violences faites au corps des femmes, explose également aujourd’hui, sans oublier le mouvement #MeToo, lié à l’émergence d’internet, qui a tout changé dans les communications des femmes.
Que pensez-vous de la jeune génération féministe, justement? Je la trouve directe, libérée, très active. Il y a eu une phase féministe dans les années 1970-1980, puis comme une régression, avant cette nouvelle vague qui me paraît très importante. Le féminisme est devenu une pensée, peutêtre plus que dans les années 19701980, avec des propositions d’alternatives, c’est très intéressant. A l’époque, nous cherchions un front unique, tandis que les femmes d’aujourd’hui sont plurielles et acceptent cette pluralité. Elles forment des groupes différents, ont plein d’idées. Je les admire!
Vous avez créé le premier cours d’histoire des femmes à Paris, en 1973. Qui y assistait? Une majorité de femmes. Le premier cours a d’ailleurs été chahuté par des garçons venus nous demander pourquoi nous voulions séparer les femmes des hommes et abandonner l’essentiel de l’histoire. C’est drôle puisque, en parallèle, je faisais des séminaires sur les prisons, un thème que j’ai beaucoup développé par ailleurs, et les étudiants masculins venaient massivelangue ment assister à ces cours sur le crime. Plus tard, tous mes cours sont devenus plus mixtes.
Pensez-vous qu’il y a assez de femmes dans les manuels d’histoire aujourd’hui? Ah non! La place des femmes est encore minime, comme c’est toujours le cas en littérature. Même de grandes écrivaines comme Colette, Marceline Desbordes-Valmore ou George Sand restent invisibles puisqu’on les considère toujours comme de la sous-littérature…
Cette invisibilisation des femmes dans les manuels est-elle due au fait que l’on enseigne toujours une histoire de conquêtes, de guerres, et donc une histoire d’hommes? Oui, bien sûr, l’histoire demeure tributaire de cette conception ancienne, où l’on considère que c’est une histoire de pouvoir, de guerres, d’institutions politiques, tandis que la vie quotidienne, le développement des sociétés et la création restent encore peu abordés.
Si vous pouviez réformer ces ouvrages, qu’enseigneriez-vous? Je mettrais plus l’accent sur la vie quotidienne et les rapports entre les hommes et les femmes. Je montrerais par exemple aux enfants que l’histoire grecque ne se résume pas à Périclès et à Athènes, et qu’il y avait des femmes auprès de Socrate. Pour la Renaissance, j’expliquerais que cette période correspond à un renforcement des rôles masculins, dont la persécution contre les sorcières est un bon exemple.
La guerre de 14-18 est également passionnante. On raconte toujours les hommes qui, en effet, se sont fait tuer dans les tranchées, mais où étaient les femmes? Comment vivaient-elles? Ont-elles gagné une plus grande liberté après-guerre? Il y a mille façons de regarder les événements autrement, en incluant des femmes qui ont toujours été actives, en résistance, s’appropriant les savoirs.
Vous démontrez d’ailleurs que les femmes ont dû conquérir ces savoirs. Le latin et les mathématiques furent notamment des disciplines exclusivement masculines. Le latin était la des clercs, des savants et, au Moyen Age, l’Eglise était très hostile à ce que les femmes l’apprennent. Celles qui arrivaient au latin étaient religieuses puisque, dans les couvents, elles devaient recopier les manuscrits. Autrement dit, très curieusement, le monde des couvents a été, sur plusieurs points, un monde de la culture des femmes.
Et pour les sciences? Il y a une appropriation des sciences par les femmes au XVIIIe siècle. Emilie du Châtelet fut ainsi une scientifique de haut niveau, et l’on trouve plusieurs mathématiciennes et physiciennes à la même époque. Mais elles restaient des exceptions puisque l’on estimait que les sciences n’étaient pas pour les femmes. Si bien qu’elles ont elles-mêmes incorporé l’idée que c’était une histoire d’hommes. Quand on les exclut, elles finissent par s’exclure elles-mêmes, et il faut ensuite des femmes pour revendiquer le contraire et rebondir.
Finalement, le seul rôle autorisé aux femmes dans l’espace public était un devoir de beauté, révélez-vous. C’est d’ailleurs toujours le cas avec les affiches publicitaires placardées partout… Dans la pensée masculine, qui s’est imposée à toute la société, les hommes représentaient la force et les femmes une beauté censée reposer les hommes de la guerre. Et ce devoir de beauté a été très lourd à porter. C’est pour cela que j’ai fait figurer cette réplique de Sandrine Bonnaire en exergue: «Si les gens me voient moche, ce n’est pas grave. C’est quand même important d’être une personne avant d’être une image.» Je trouve cela si juste. Les femmes sont bien autre chose que des images.
Vous racontez également que beaucoup de femmes sont entrées dans l’espace public par la presse. Elles ont compris tôt le rôle de la presse, et dès qu’elles formaient des groupes de femmes, elles créaient leurs journaux, même éphémères. Quand elles ont pu, elles ont aussi été journalistes, dès la seconde moitié du XIXe. Je parle notamment de La
Fronde, journal créé par Marguerite Durand en 1897 et écrit, composé et vendu uniquement par des femmes. C’est passionnant de voir les sujets qu’elles abordaient, la place qu’elles donnaient au travail des femmes, aux violences sur les femmes. Déjà…
Les droits des femmes semblent si récents, 50 ans à peine. Tout dépend de l’échelle. Durant toutes les périodes, il y a eu des femmes avec du pouvoir dans ceci ou cela, mais ce qui caractérise notre époque est le fait que cela devienne massif. Si l’on prend le rapport des femmes avec l’instruction, par exemple, le baccalauréat français n’a été le même pour les garçons et les filles qu’en 1924. Auparavant, il existait un baccalauréat féminin, et seulement depuis 1880. Sans latin, avec très peu de mathématiques. Or ces matières permettaient d’accéder à l’Université de la Sorbonne.
Que reste-t-il à conquérir aux femmes? Enormément de choses. On les croise encore peu dans les conseils d’administration, par exemple… Mais il ne faut surtout pas voir l’histoire comme quelque chose de linéaire, où les femmes seraient parties de zéro, avant de conquérir toujours plus de droits. Chaque fois, les rapports entre les hommes et les femmes se détricotent, se modifient, se reconstruisent. Car la société change toujours et rien n’est jamais acquis. D’ailleurs, dès qu’un pouvoir fort s’installe, les premières cibles sont souvent les femmes. On le voit en Europe centrale et dans l’Amérique de Trump, où le droit à l’avortement est remis en cause.
Les pouvoirs forts ont comme modèle la virilité, la compétition et la domination. Donc les femmes ont intérêt à la démocratie et doivent même être le fer de lance de la démocratie, essentielle pour leurs rapports avec les hommes.