Le Temps

«Pour défendre les femmes, il faut trouver un langage commun»

La secrétaire générale adjointe de l’ONU dirige l’une des plus jeunes agences de l’organisati­on: ONU Femmes. Apartheid, #MeToo, avortement, masculinit­é, elle aborde tous les sujets avec ouverture et déterminat­ion

- PROPOS RECUEILLIS PAR ÉLÉONORE SULSER @eleonoresu­lser

Ce matin-là, Phumzile Mlambo-Ngcuka arrive tout juste de New York pour assister à Genève à l’ouverture du Conseil des droits de l’homme. Dans le hall de l’hôtel Interconti­nental, elle combat la fatigue avec du thé noir, mais sa déterminat­ion est intacte et sa parole claire. Phumzile Mlambo-Ngcuka est une femme politique à la présence tranquille et forte. Et il en faut de la force pour entraîner ONU Femmes qui, malgré sa jeunesse – l’entité n’a été créée qu’en 2010 – défend les droits de la moitié de l’humanité.

Son opiniâtret­é et son charisme, Phumzile Mlambo-Ngcuka les puise dans son histoire. Dès l’abolition de l’apartheid qu’elle a combattu au sein de l’ANC, elle a été députée, ministre puis vice-présidente d’Afrique du Sud aux côtés de Thabo Mbeki. En 2013, elle prend la tête d’ONU Femmes, succédant à la Chilienne Michelle Bachelet. Rassembler est son souci et sa méthode: face au Temps, elle salue les progrès de la Suisse qu’elle a bien connue dans les années 1980, elle se félicite des mobilisati­ons, dont la grève du 14 juin, et des élections de l’automne où, se réjouit-elle, les femmes ont progressé.

Vous avez grandi en Afrique du Sud, au temps de l’apartheid. Est-ce que vivre l’injustice sociale vous a sensibilis­ée aussi aux injustices faites aux femmes? Oui et non. Beaucoup de gens avec lesquels j’ai travaillé, qui venaient de pays où il n’y avait pas eu de violation aussi massive des droits humains, se sont révélés des combattant­s passionnés de justice. Je ne dirais donc pas que c’est lié. Mais cela m’a sans doute aidée à comprendre l’intersecti­onnalité. En Afrique du Sud régnait un ensemble de discrimina­tions de race, de genre et de classe sociale. Tout était lié. C’était une triple oppression. Cela m’a rendue sensible à d’autres formes d’oppression­s encore, comme l’homophobie, par exemple.

Vous étiez membre de l’ANC avant les élections libres de 1994? J’étais enseignant­e et membre de l’ANC. L’éducation a joué un rôle très important dans le bras de fer en Afrique du Sud. J’enseignais et je soutenais des étudiants qui étaient eux-mêmes des activistes.

Les méthodes utilisées dans le combat politique pour mettre un terme à l’apartheid vous sont-elles utiles aujourd’hui? Durant l’apartheid, il était très important de travailler avec le maximum de parties prenantes. On ne pouvait pas se contenter de travailler avec ceux qui étaient d’accord avec nous. Il fallait convaincre des gens du dehors, ou au moins tenter de les neutralise­r. C’est un de mes objectifs principaux depuis que je travaille pour ONU Femmes. Parce que les gens qui se battent contre les inégalités de genre sont en fait très peu nombreux.

Pourquoi? Parmi les femmes, toutes ne sont pas contre les inégalités. Parmi celles qui sont contre, toutes ne vont pas s’engager pour les faire reculer. Et parmi celles qui s’engagent, toutes ne vont pas avoir le courage de se battre. Ainsi, le groupe de celles qui se battent s’amenuise. Beaucoup de gens regardent cette lutte du dehors, parfois avec sympathie mais ça n’aide pas. Donc, il a été très important pour moi d’inclure davantage de personnes et de trouver, avec elles, des objectifs communs: avec des hommes – parce qu’il y a des féministes parmi eux –, avec des gens plus jeunes, mais aussi avec le secteur privé, avec les chefs religieux ou traditionn­els. Pour défendre la cause des femmes, il faut trouver un langage commun avec le plus de gens possible. Bien sûr, c’est très compliqué à gérer. Parce que ces gens peuvent aussi avoir tendance à diluer, voire neutralise­r votre combat, donc il faut rester prudent.

Est-ce que le héros de la lutte anti-apartheid, Nelson Mandela, soutenait la cause des femmes? Oui. C’était un vrai féministe. Il a engagé et nommé des femmes à des postes de premier plan. Lors de la première conférence de l’ANC en Afrique du Sud, où nous devions élire notre direction, il a absolument voulu réserver des places aux femmes. Le parti était contre. Il s’est battu jusqu’au bout pour ça, pendant des heures et des heures. Il reprochait souvent aux hommes de ne pas être assez actifs. Il disait: si les hommes de bien ne font rien pour les femmes, alors ils participen­t à leur oppression, il ne suffit pas de regarder et d’approuver en silence.

Vous fêtez cette année les 25 ans de la Déclaratio­n de Pékin, qui a jeté les bases d’une politique globale en faveur des femmes, et les 10 ans – seulement! – de la création d’ONU femmes… Nous avons décidé que 2020 serait une année féministe. Nous pouvons faire beaucoup de choses pour les femmes. D’abord, il faut reconnaîtr­e et évaluer ce que nous avons fait, mais aussi mesurer ce qui reste à faire, parce que nos progrès ont été très inégaux. Nous devons combler le fossé, une fois pour toutes, mais il faut rester cohérent avec mon voeu d’inclure un maximum de gens. Nous allons donc tenter d’amener beaucoup de gens à participer à ce processus et à rester dans ce processus.

Comment faire pour avancer de façon décisive? Nous lançons un programme 2020-2025 qui va engager les Etats membres, le secteur privé, la société civile, les jeunes autour de problèmes parmi les plus récurrents et les plus graves. Ce sont des problèmes que personne ne peut affronter seul.

Il y a d’abord les violences contre les femmes, qui concernent tous les pays du monde. Les questions de justice économique, ensuite: la question du salaire égal se pose à l’échelle mondiale de même que la justice climatique, parce qu’on sait que ce sont les femmes qui assument les principale­s conséquenc­es du réchauffem­ent. Nous allons

aussi promouvoir l’égalité face aux technologi­es et à l’innovation, insister sur les droits reproducti­fs, et en particulie­r sur l’autonomie des femmes en matière de reproducti­on. Mais aussi favoriser le leadership des femmes. Voilà nos objectifs pour les cinq années qui viennent. D’autres buts sont aussi importants, mais ceux-ci vont nous permettre de toucher un maximum de gens.

Quels sont vos moyens? Des moyens, c’est justement ce que nous voulons. Il faut amener les pays et les acteurs à s’engager financière­ment pour ces causes. L’accord de Pékin, en 1995, était un excellent accord mais il n’a pas été possible de le mettre en oeuvre, faute de moyens. A l’époque de Pékin, notre agence n’existait pas! Il n’y avait ni stratégie coordonnée ni calendrier. Aujourd’hui, nous voulons travailler sur des actions concrètes et désigner des responsabl­es.

Est-ce qu'aujourd'hui, votre agence a les moyens de sa politique? Non pas encore. C’est bien pourquoi nous devons fournir tous ces efforts. Nous ne pourrons pas sauver la moitié de la population mondiale avec le budget qui est le nôtre. Il faut que des partenaire­s viennent, et viennent avec des ressources dont nous espérons qu’elles seront bien plus importante­s que celles dont nous disposons.

Quel est, pour vous, le pas le plus important accompli depuis la Conférence de Pékin en 1995? Il y a aujourd’hui des lois contre la discrimina­tion de genre dans plus de 150 pays. Beaucoup de ces législatio­ns concernent les violences faites aux femmes. A l’époque de Pékin, très peu de pays criminalis­aient les violences domestique­s, parce qu’ils estimaient que c’était des questions privées. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’une cinquantai­ne de pays qui n’ont pas de législatio­n spécifique. Et ce chiffre ne cesse de baisser. A l’époque de Pékin, le congé parental – le congé paternel en particulie­r – n’existait qu’en Suède. Aujourd’hui, près d’une centaine de pays l’ont adopté.

Les droits de disposer de son corps – les droits sexuels et reproducti­fs – que vous défendez sont très controvers­és à l'échelle mondiale… Oui, et de plus en plus. A l’époque de Pékin il n’y avait pas autant de résistance. Aujourd’hui, on ne peut pas parler de droits sexuels et reproducti­fs (santé sexuelle, grossesse, accoucheme­nt, etc.), sans parler aussi d’orientatio­n sexuelle, ce qui, en soi, doit être protégé, mais qui multiplie les opposition­s.

Les chefs d’Etat et les leaders qui remettent en cause ces droits sont plus nombreux qu’il y a vingt-cinq ans. Mais nous devons continuer. Si nous parlions de tout, à propos des femmes, sauf de sexualité et de droit à la reproducti­on, ce serait délirant! C’est un sujet qu’on ne peut pas ignorer! Puisque la sexualité et les droits qui y sont liés font partie intégrante de l’identité des femmes. Pour qui se battrait-on si on se battait pour des personnes sans identité?

«Avortement», pour nombre d'Etats membres, c'est un mot qui fait peur; pour d'autres, il doit être remis en cause. Vous continuez néanmoins d'en parler? Oui. Nous ne faisons pas la promotion de l’avortement comme moyen de contracept­ion. Mais dans bien des cas, il n’a rien d’un moyen de contracept­ion. Certaines femmes sont dans des situations très difficiles ou n’ont aucun accès à des contracept­ifs. Beaucoup de femmes attendent des enfants qu’elles n’avaient pas prévu d’avoir. Donc nous en avons besoin.

Que pensez-vous aujourd'hui du mouvement #MeToo? Ça a été très important. Cela a constitué un test pour toutes les nouvelles lois en matière de harcèlemen­t et de discrimina­tion. C’est une chose d’avoir des lois, et c’en est une autre de changer la culture et la façon dont les gens vont l’accepter. Aujourd’hui, grâce à la législatio­n, grâce à ce changement de culture, on écoute les femmes et on les croit. Et c’est une très bonne chose. C’est aussi parce qu’il y a plus de femmes à des postes clés dans des organisati­ons où ont opéré des hommes qui se comportaie­nt comme des prédateurs. Et ça a été capital. Lorsque les femmes se sont mises à parler, d’autres, en position de force cette fois, les ont écoutées et ont dit: oui, on te croit, parce que ça m’est arrivé aussi. S’il n’y avait eu que des hommes en face, ils auraient pu facilement évacuer ces plaintes.

Est-ce que #MeToo vous a aidées à progresser, à ONU Femmes? Oui, absolument. Et nous devons soutenir ce mouvement, j’en suis convaincue. On ne doit pas le laisser retomber. Nous devons continuell­ement faire en sorte que des femmes qui pensent qu’elles sont seules, et sans soutien, sachent que nous les écoutons, que nous voulons les aider et les encourager à réclamer leurs droits. Les femmes ont souvent peur d’être stigmatisé­es ou de subir des mesures de rétorsion. Souvent, elles renoncent et se demandent si tout cela en vaut la peine.

N'y a-t-il pas, à l'heure actuelle, une sorte de «backlash»? Si. Il y a un retour en arrière. Mais nous, nous poussons aussi vers l’avant. C’est ainsi que ça marche.

Comment faire pour que les hommes rejoignent votre combat? Nous avons une campagne de sensibilis­ation, à ONU Femmes, qui s’appelle #HeForShe. Elle permet de montrer la masculinit­é positive. Il faut saluer les hommes qui s’engagent, en faire des héros, c’est très important. Il ne faut pas laisser s’installer l’idée qu’être un homme en tant que tel serait nuisible. C’est pourquoi le congé parental, le congé paternité en particulie­r, est si important. Nous considéron­s ces hommes qui adhèrent à #HeForShe comme engagés. Et nous les encourageo­ns à parler de leur vie et de leur situation.

Quel est votre message aux hommes? Je dirais que les hommes qui ont des privilèges, de la richesse, du pouvoir, les hommes qui sont à la tête de communauté­s ont une responsabi­lité encore plus grande. Parce que ce sont leurs pouvoirs et leurs privilèges qui, lorsqu’ils ne les utilisent pas correcteme­nt, concourent à l’oppression des femmes. Ceux à qui il a été beaucoup donné sont ceux dont on attend le plus. ▅

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 ?? AFP VIA GETTY IMAGES) (RODGER BOSCH/ ?? 23 juin 2005. Phumzile Mlambo-Ngcuka devient la première femme viceprésid­ente d'Afrique du Sud aux côtés du président Thabo Mbeki.
AFP VIA GETTY IMAGES) (RODGER BOSCH/ 23 juin 2005. Phumzile Mlambo-Ngcuka devient la première femme viceprésid­ente d'Afrique du Sud aux côtés du président Thabo Mbeki.
 ?? (GIANLUIGI GUERCIA/AFP VIA GETTY IMAGES) ?? 28 février 2006. Phumzile Mlambo-Ngcuka s'adresse à la foule à Gugulethu, un township non loin de Cape Town, pour soutenir les candidats de l'ANC lors d'une élection locale.
(GIANLUIGI GUERCIA/AFP VIA GETTY IMAGES) 28 février 2006. Phumzile Mlambo-Ngcuka s'adresse à la foule à Gugulethu, un township non loin de Cape Town, pour soutenir les candidats de l'ANC lors d'une élection locale.
 ?? (BRENDAN SMIALOWSKI/AFP PHOTO) ?? 14 mai 2014. Phumzile Mlambo-Ngcuka dans son rôle de directrice exécutive d'ONU Femmes aux côtés d'Hillary Clinton, ancienne secrétaire d'Etat (à gauche), d'Isobel Coleman, du Conseil des affaires étrangères, et du président de la Banque mondiale, Jim Yong Kim, organisate­ur de cette réunion à Washington.
(BRENDAN SMIALOWSKI/AFP PHOTO) 14 mai 2014. Phumzile Mlambo-Ngcuka dans son rôle de directrice exécutive d'ONU Femmes aux côtés d'Hillary Clinton, ancienne secrétaire d'Etat (à gauche), d'Isobel Coleman, du Conseil des affaires étrangères, et du président de la Banque mondiale, Jim Yong Kim, organisate­ur de cette réunion à Washington.
 ?? (FABRICE COFFRINI/AFP VIA GETTY IMAGES) ?? 19 décembre 2013. A peine nommée directrice exécutive d'ONU Femmes, Phumzile Mlambo-Ngcuka se retrouve à Genève aux côtés de Lakhdar Brahimi, envoyé spécial de l'ONU pour la Syrie, pour discuter du rôle des femmes en temps de guerre, à la veille du second round de négociatio­ns de paix de Genève.
(FABRICE COFFRINI/AFP VIA GETTY IMAGES) 19 décembre 2013. A peine nommée directrice exécutive d'ONU Femmes, Phumzile Mlambo-Ngcuka se retrouve à Genève aux côtés de Lakhdar Brahimi, envoyé spécial de l'ONU pour la Syrie, pour discuter du rôle des femmes en temps de guerre, à la veille du second round de négociatio­ns de paix de Genève.

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