Le Temps

«LE PATRIARCAT EST UNE DONNÉE UNIVERSELL­E»

- MARION POLICE @marion_902

On reproche parfois aux grands discours sur l’égalité de manquer de faits tangibles. Joni Seager, géographe, experte en géopolitiq­ue et consultant­e auprès des Nations unies, a réalisé un «Atlas des femmes», un énorme travail de compilatio­n de données sur la condition féminine à travers le monde qui ne souffre aucun relativism­e

◗ Il manquerait environ 126 000 femmes en Asie et en Europe de l’Est à cause de la préséance donnée aux garçons. Et cela augmente. Les filles vont plus à l’école, mais toujours moins que leurs camarades masculins, et la quittent plus tôt. Les femmes représente­nt encore près des deux tiers des analphabèt­es dans le monde (estimés à 780 millions). La loi britanniqu­e prévoit que les titres nobiliaire­s ainsi que les biens immobilier­s et fonciers qui les accompagne­nt ne puissent être transmis qu’à un héritier mâle…

Voilà quelques données parmi des centaines d’autres qui figurent dans L’Atlas des femmes (The Women’s Atlas), une mine d’informatio­ns factuelles sur la condition féminine à travers le monde, dont la cinquième édition a paru en français aux Editions Robert Laffont en décembre 2019. Cet immense travail de recherche et de compilatio­n est l’oeuvre de Joni Seager, féministe, géographe experte en géopolitiq­ue, professeur­e d’études mondiales à l’Université de Bentley (Boston) et consultant­e en matière de politique environnem­entale et de genre auprès des Nations unies.

Vous vous présentez comme «géographe féministe»: comment définissez-vous ce champ d’études? L’objet principal qui intéresse la géographie féministe est l’observatio­n des interactio­ns des gens avec leur environnem­ent (social, naturel) pour tenter de comprendre pourquoi elles diffèrent en fonction de leur genre. Un exemple concret: dans les sociétés urbaines typiques, les hommes et les femmes ont une perception différente de leur ville. Nous avons tous des cartes mentales, des endroits où il est dangereux ou non d’aller, des lieux accueillan­ts, etc. La géographie féministe analyse l’environnem­ent urbain et montre comment il est structuré par – et de fait perpétue – les différence­s de genre. Ensuite, concernant l’environnem­ent «naturel», il a été démontré que lors d’une catastroph­e climatique, le taux de mortalité sera généraleme­nt plus élevé chez les femmes. Il faut donc se demander pourquoi, car, si vous êtes urbaniste ou travaillez dans la protection civile et que vous ne vous posez pas ces questions, vos plans d’évacuation ou de sécurité seront déficients.

Alors, on vous le demande: pourquoi les femmes sont-elles plus touchées par les catastroph­es naturelles? L’exemple de l’ouragan Katrina, en 2005, l’illustre bien, même s’il se trouve à l’intersecti­on de plusieurs dynamiques sociales: la pauvreté et l’ethnicité, puisqu’il s’agissait surtout de femmes afro-américaine­s. Si vous êtes pauvre et que vous êtes une femme, vous avez moins de chances d’avoir un permis de conduire et une voiture. Aussi, deux jours avant l’ouragan, les transports publics ont été arrêtés à La Nouvelle-Orléans, et les autorités ont dit aux habitants d’évacuer. Comment faites-vous sans véhicule? Vous êtes piégée.

Dans le livre, vous faites un constat alarmant: depuis 1990, plusieurs cas de viols et d’exploitati­on sexuelle ont été recensés au sein des «missions pour la paix» des Nations unies. Comment espérer que la situation des femmes s’améliore dans le monde si même au sein de ces organisati­ons elles sont toujours violentées? Rappelez-vous encore deux ans en arrière, nous avons vu éclater le scandale au sein de l’ONG Oxfam, puis d’autres. Je ne peux que désespérer face à ceux qui sont supposés être des good guys et qui exploitent, abusent, violent des femmes et des filles. Cependant, il faut se rappeler que le patriarcat est universel: cela ne devrait pas nous surprendre que des hommes en position de pouvoir, que ce soit dans un camp de réfugiés ou dans un studio hollywoodi­en, utilisent leur position pour contraindr­e des femmes. Mais oui, il y a un grand besoin d’égalité au sein de ces organisati­ons, un besoin de meilleurs dispositif­s de sécurité, de reconnaiss­ance du problème. Il faudrait aussi davantage de femmes impliquées. Il ne devrait pas y avoir d’impunité et, malheureus­ement, les Nations unies ont un contrôle limité sur ces «gardiens de la paix» car selon la loi, ils doivent être jugés dans leur propre pays d’origine. Il faut que cela change.

Parlons de choses positives: il semble que l’éducation des filles à travers le monde s’améliore… Je dirais que l’éducation et l’alphabétis­ation augmentent, et c’est l’un des points «lumineux». Mais, le plafond reste bas: on voit peu d’augmentati­on après l’école primaire. Il y a encore beaucoup de cas où il s’agit de bouleverse­ments familiaux, de problèmes économique­s qui poussent les parents à retirer un enfant de l’école. Et cet enfant, la plupart du temps, c’est la fille, car son éducation est encore largement perçue comme moins importante que celle des garçons; dans beaucoup de pays, elle sera donnée en mariage par la suite.

Cela dit, beaucoup de choses peuvent être faites et sont déjà mises en oeuvre: les Nations unies poussent les gouverneme­nts à supprimer les frais d’études et d’uniformes par exemple. Un autre point important est l’accès à de bonnes installati­ons sanitaires à l’école. Nous avons la preuve que beaucoup de filles arrêtent

«En représenta­nt le monde à partir de l’expérience qu’en font les femmes qui l’habitent, cet atlas rebat les cartes, au sens propre comme au figuré»

JONI SEAGER, GÉOGRAPHE, EXPERTE EN GÉOPOLITIQ­UE, PROFESSEUR­E À LA BENTLEY UNIVERSITY À BOSTON ET CONSULTANT­E AUPRÈS DES NATIONS UNIES

d’étudier au moment de leurs premières règles, car elles ont honte et n’ont pas d’accès à des toilettes propres et sécurisées. Les pays qui ont pris conscience de ces problèmes et ont agi en conséquenc­e voient le nombre d’élèves filles augmenter.

Que dire de la préférence toujours donnée aux garçons dans de nombreux pays, avant la naissance (avortement si c’est une fille) et après (infanticid­e)? La préférence pour le fils est plutôt commune dans de nombreux pays, mais à des niveaux différents. Il y a [dans l’Atlas, ndlr] ce petit graphique où l’on voit qu’aux Etats-Unis certains affirment préférer un garçon s’ils ne devaient avoir qu’un enfant. L’explicatio­n a peut-être à voir avec le désir qu’une lignée se perpétue… Dans quelques pays d’Asie notamment (Bangladesh, Chine, Corée du Sud, Inde, Pakistan et plus récemment au Vietnam), cette préférence est portée à un niveau tel qu’elle conduit à des interrupti­ons de grossesse ou, ensuite, à de l’infanticid­e féminin. La raison est souvent économique, dans les classes moyennes notamment, où l’on suppose que les garçons représente­ront une meilleure force de travail.

J’essaie cependant de ne pas nous laisser en dehors de cela: il y a des discrimina­tions horribles, mais c’est facile de pointer du doigt ceux qui les commettent, «là-bas». Ici, au cours du repas de famille dominical américain, qui sera servi en premier? Qui aura la plus grosse part de viande? Les garçons. La préférence pour les garçons est universell­e et se manifeste différemme­nt, nous devons garder un oeil sur nous-mêmes. C’est pour ça que j’adore la cartograph­ie: elle permet de constater des similarité­s et des différence­s entre les diverses régions du monde en même temps.

Vous êtes aussi consultant­e en genre et environnem­ent pour les Nations unies. Quel a été votre plus grand accompliss­ement dans ce cadre? Cela fait vingt ans que je fais du consulting pour diverses branches des Nations unies, notamment l’Unesco et l’UN Women. L’avant-dernier travail que j’ai réalisé représente un réel tournant: en 2016, nous avons publié la première synthèse d’un aperçu mondial des problémati­ques de genre et d’environnem­ent que l’UNEP (programme des Nations unies pour l’environnem­ent) ait jamais réalisée – The

Global Gender and Environmen­t Outlook. Cela a impliqué des dizaines d’auteurs, de contribute­urs et de relecteurs. Je le vois comme une vraie référence: les décideurs ne peuvent plus dire qu’ils ne sont pas au courant de la nécessité d’impliquer une perspectiv­e de genre dans les problémati­ques environnem­entales. A titre d’exemple, on peut lire dans ce travail que les conséquenc­es de l’utilisatio­n de pesticides dans l’agricultur­e varient considérab­lement entre hommes et femmes: ces dernières y sont souvent plus exposées car les tâches de récolte, désherbage, nettoyage des vêtements contaminés et des contenants de produits chimiques sont plus souvent de leur ressort. ■

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Conditions égales à celles applicable­s pour les scrutins nationaux, carte extraite de «L’Atlas des femmes» de Joni Seager.
DATES DU SUFFRAGE UNIVERSEL POUR LES FEMMES Conditions égales à celles applicable­s pour les scrutins nationaux, carte extraite de «L’Atlas des femmes» de Joni Seager.
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(CAL BINGHAM)
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Editeur | Robert Laffont Pages | 208
Autrice | Joni Seager Titre | L’Atlas des femmes Editeur | Robert Laffont Pages | 208

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