Le Temps

Jean Nuttli est devenu cycliste profession­nel en pédalant sur un vélo d’appartemen­t

CHAMPIONS DU SURPLACE (5/6) Il y a vingt ans, le monde du cyclisme découvrait un ancien obèse devenu coureur profession­nel à force de volonté et de sueur sur son home-trainer. Un cas unique. La carrière de Jean Nuttli fut brève mais elle a marqué les espr

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

La dernière fois que l’on a parlé de Jean Nuttli, c’était en décembre 2015. Son record de Suisse de l’heure tombait deux fois en deux heures sur la piste du vélodrome de Granges, battu par Laurent Beuret puis par Marc Dubois (48,337 km). Les 47,093 km de Nuttli avaient tenu treize ans. Pas mal pour un lamentable échec. Car le Lucernois avait établi sa marque lors d’une tentative largement ratée (de plus de 2 kilomètres) contre le record du monde du Britanniqu­e Chris Boardman, le 16 novembre 2002.

La dernière fois qu’un journalist­e a rencontré Jean Nuttli, c’était en janvier 2009. Daniel Leu l’avait retrouvé pour Sport Magazin sur la route du col du Susten, dans un hameau appelé Obermaad, à 1200 m d’altitude. L’ancien coureur cycliste avait fui la foule et la société de consommati­on, et vivait là depuis six mois, à l’écart du monde, d’une maigre pension de l’AI, toujours boulimique de sport, la seule réponse qu’il ait jamais trouvée à ses troubles métaboliqu­es (son corps transforme immédiatem­ent les glucides en graisse) et psychologi­ques.

«Science & Vie» était venu l’étudier»

La dernière fois que l’on a pensé à Jean Nuttli, c’était la semaine dernière, en découvrant que le confinemen­t avait tari le marché des home-trainers et fait exploser le nombre des coureurs virtuels sur l’applicatio­n Zwift. Une version collective, ludique, presque glamour, quand Jean Nuttli fit du vélo d’appartemen­t une relecture gore et éleva son modèle à 100 francs au rang d’accessoire SM. Durant des années, il s’échina seul des heures, des jours, des nuits, pédalant sans jamais quitter le grenier de la maison familiale de Kriens. Il s’en échappa néanmoins le temps de courir quatre saisons chez les profession­nels (2000-2004) et de signer quelques victoires de prestige dans les contre-la-montre.

Il n’y a jamais eu de cas semblable avant lui, et il n’y en eut jamais après. Vingt ans après, Jean Nuttli demeure unique. Extraordin­aire. «Tous les coureurs détestent le home-trainer!» s’exclame Jean-Jacques Loup, qui fut son directeur sportif, et aussi son mentor, en 2000 et 2001 chez Phonak. «Mais si Jean n’a pas fait école, c’est parce qu’il était hors norme à tous points de vue. Son passage chez les pros a été court mais a marqué les esprits. Même le magazine Science & Vie était venu l’étudier.»

Par le plus grand des hasards, JeanJacque­s Loup avait parlé à Jean Nuttli au téléphone la veille de notre appel. Ils ont promis de se voir bientôt, lorsque le confinemen­t sera levé. «Il y a quatre ans, le Tour de Suisse empruntait le col du Susten et passait devant chez lui. J’avais prévu de m’y arrêter pour le saluer mais la course s’est emballée à cet endroit précis et ce n’était plus possible. Je l’ai juste aperçu.» Avant cela, chez Phonak, ils s’étaient parlé au téléphone tous les jours pendant deux ans. «Je garde un excellent souvenir de ce garçon très chaleureux mais discret et très sensible», se souvient Jean-Jacques Loup.

Son vélo oxydé par la sueur

Il l’avait repéré en 1999 lors d’une course où il était encore amateur. «On l’avait laissé s’échapper, pensant le rattraper plus tard mais lorsque l’on s’est mis en chasse, on ne l’a jamais revu. Il pouvait développer une puissance phénoménal­e!» Mais JeanJacque­s Loup n’est pas au bout de ses surprises, car l’homme est encore plus surprenant que le coureur. «Jean était un adolescent complexé, qui avait fait du vélo en juniors mais sans résultat puisqu’il était en surpoids. Un jour, il est allé s’acheter un home-trainer, un vieux modèle, tenu à l’avant par la fourche et posé à l’arrière sur deux rouleaux, et il s’est mis à pédaler comme un forcené.»

Entre août et Noël 1996, Jean Nuttli perd 55 kilos, passant de 123 à 68. Peintre dans la carrosseri­e familiale, il ôte sa salopette et monte en selle, jusqu’à sept heures d’affilée, ne s’autorisant que 500 calories par jour. Il transpire tant que l’acidité de sa sueur ronge le cadre de son vélo. Il en changera cinq fois, et huit fois de guidon, usera 50 rouleaux. «Il s’est endurci physiqueme­nt et moralement sur ce home-trainer, sur lequel il pouvait se mettre plus que minable», souligne JeanJacque­s Loup qui, vingt ans après, n’arrive toujours pas à trouver le bon mot pour décrire la relation de cet homme à sa machine: ami? divan? punching-ball? «Ce qui est sûr, c’est qu’il s’est révélé et valorisé grâce à cela. Un jour, il a brûlé toutes les photos de lui gros.»

«On l’a exhibé comme une bête de foire»

Il reprend une licence et cette fois brille. Il est encore amateur lorsque Swiss Cycling le sélectionn­e pour le contre-la-montre des Mondiaux 2000 à Plouay. Il s’y classe 11e, et premier Suisse. Derrière, il remporte le Chrono des Herbiers, devant certains des meilleurs rouleurs de l’époque. L’année suivante, il est chez Phonak, devient champion de Suisse du contre-lamontre (devant Fabian Cancellara), récidive aux Herbiers. «Sur le Tour de Suisse, où l’on défendait le maillot, il s’était mis à rouler et les autres équipes étaient venues lui dire de ralentir, se rappelle JeanJacque­s Loup. Il avait une efficacité hors norme, malgré un surplus de graisse dont il ne parvenait pas à se débarrasse­r.»

Sa carrière paraît lancée mais elle va bientôt se terminer en queue de poisson. Fin 2001, il n’est pas conservé par Phonak, tente de rebondir dans une petite équipe française, Saint-Quentin-Oktos, puis rejoint l’année suivante la formation autrichien­ne Volksbank, qui le libère au terme de la saison 2004. Jean Nuttli a la force, qu’il continue d’exercer avec une assiduité féroce dans son grenier, mais pas la finesse technique pour rouler en peloton, ni le sens tactique. Des choses qui ne s’apprennent pas sur un home-trainer. Il n’est pas très bien conseillé non plus. «Autour de lui, on a trop vite cru qu’il pourrait gagner beaucoup d’argent, regrette JeanJacque­s Loup. On lui a fait croire qu’il pourrait battre le record de l’heure de Boardman et il a été exhibé un peu comme une bête de foire, alors que c’est un sensible, qui a besoin de sentir de l’affection autour de lui.»

Aujourd’hui, Jean Nuttli vit seul, s’estimant inapte à la vie en société et plus encore en couple. Selon le témoignage de 2009 de Daniel Leu, il s’inflige 1000 pompes et 2500 abdos par jour, 365 jours par an, puis part marcher en montagne. L’été, il coupe du bois; l’hiver, il pelle la neige. L’essentiel est d’occuper en permanence le corps et l’esprit. Amateur de statistiqu­es, il estime avoir perdu 500 kilos dans sa vie et parcouru un total de 350000 km sur son home-trainer. «Je dois vivre comme un athlète de haut niveau pour le reste de ma vie sans être un athlète de haut niveau», résumait à Sport Magazin le Sisyphe de l’Oberland. Aux dernières nouvelles, il y vit toujours et, comme le suggérait Camus, il faut imaginer Nuttli heureux.

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(KILIAN KESSLER) En 2009, Jean Nuttli estimait avoir perdu 500 kilos dans sa vie et parcouru un total de 350 000 km sur son home-trainer.

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