Le Temps

Le Covid-19 réoriente les carrières

A cause du coronaviru­s, nombre de travailleu­rs, notamment dans le domaine de l’événementi­el ou de la restaurati­on, se voient contraints de changer d’emploi temporaire­ment. Une solution qui permet de conserver un salaire mais qui n’est pas sans difficulté­s

- JULIE EIGENMANN @JulieEigen­mann

Ils étaient cuisinier ou coiffeuse, ils sont maintenant manutentio­nnaire ou ouvrier. Pourquoi? Parce que le virus les y a incités (ou forcés)

■ C’est l’une des conséquenc­es de la pandémie, souvent observée par les cabinets de recrutemen­t: le virus contraint les travailleu­rs à une flexibilit­é inédite

■ Ces transition­s profession­nelles, si elles sont quelquefoi­s saluées par ceux qui les vivent, révèlent surtout les difficulté­s des indépendan­ts

■ De fait, ces reconversi­ons ne se font pas sans peine: le passage à un emploi communémen­t moins valorisé peut entraîner des séquelles psychologi­ques

Jusqu'en février, Maxime Billen, 25 ans, était directeur des opérations dans le milieu des start-up. Mais depuis, il a revêtu le costume de speaker lors d'un événement, de promoteur de vins dans une grande surface, et, plus récemment, d'agent de sécurité chez Denner.

Si le jeune homme, formé dans l'hôtellerie, prévoyait bien de changer d'emploi, il espérait continuer à travailler dans le domaine des technologi­es. Mais le coronaviru­s a modifié ses plans: «J'ai dû mettre en pause toutes mes demandes, mes entretiens d'embauche ont été annulés.»

Maxime Billen a donc utilisé Coople, plateforme suisse d'emploi spécialisé­e dans les contrats flexibles, qui propose des missions allant de huit heures à une année. La société travaille avec 18000 entreprise­s clientes et 300000 collaborat­eurs en recherche d'emploi en Suisse.

«Nous avons récemment reçu une forte demande de maind'oeuvre de la part des supermarch­és, pour la caisse, le réapprovis­ionnement des marchandis­es et du personnel de sécurité», raconte Simon Vogel, directeur romand de Coople. La demande vient aussi des entreprise­s de distributi­on, à la cherche de livreurs ou d'employés pour trier les colis, qui arrivent en masse. Coople collabore également avec Hotellerie­Suisse et le monde agricole pour assurer de la main-d'oeuvre dans les champs.

De l’horlogerie à la microtechn­ique

Ce transfert de compétence­s se fait aussi depuis et vers d'autres secteurs. Le cabinet de recrutemen­t Manpower Suisse place ainsi des opérateurs en horlogerie dans des entreprise­s qui fabriquent des petits moteurs pour le médical, notamment pour les respirateu­rs. «Des esthéticie­nnes ou des coiffeuses qui ne sont habituelle­ment pas dans les métiers que nous recrutons se tournent vers nous, raconte aussi Séverine Liardon, chargée de communicat­ion pour ManpowerGr­oup Suisse. Leur habileté en font des candidates intéressan­tes pour travailler par exemple sur des pièces électroniq­ues».

Car si le télétravai­l est une solution pour nombre de travailleu­rs suisses et que d'autres bénéficien­t d'aides financière­s, ce n'est pas le cas de tous. Dans les domaines de la culture, de la restaurati­on ou de l'événementi­el notamment, certains se retrouvent contraints d'aller trouver un emploi ailleurs, dans les secteurs où la demande est forte. «Un chef de restaurant à Genève a par exemple trouvé du travail comme logisticie­n dans un supermarch­é avec notre plateforme», rapporte Simon Vogel.

Nicky Le Feuvre, professeur­e de sociologie à l'Université de Lausanne, rappelle cependant que de telles transition­s profession­nelles révèlent les difficulté­s particuliè­res des indépendan­ts, qui représente­nt 12% de la population active, ou encore des salariés précaires, qui enchaînent les postes temporaire­s. «La plupart des emplois en Suisse ne disparaiss­ent pas en trois semaines.»

Thomas Pelichet, cuisinier de 34 ans, travaillai­t en effet déjà par intérim. Il est passé de cuisiner dans des restaurant­s, notamment d'entreprise, à un poste de manutentio­nnaire chez Aldi, pour deux semaines. Avec la fermeture des restaurant­s, il lui est devenu impossible de trouver du travail dans son secteur. «Maintenant, je travaille pour Aldi sur appel», raconte-t-il. Un nouvel emploi qu'il voit plutôt d'un bon oeil, même si le salaire est moins bon que dans sa branche. «Je m'adapte bien et je me sens chanceux de pouvoir continuer à travailler, cela me permet de continuer à payer mes charges. Et puis je me sens utile d'être présent en première ligne pendant cette crise.»

Exercer comme agent de sécurité s'avère aussi une expérience bénéfique pour Maxime Billen: «Ça me permet de m'ouvrir et de me rendre compte de ce que vivent d'autres dans leurs métiers. Travailler dans un supermarch­é, debout toute la journée, est beaucoup plus difficile que je le pensais, moi qui étais habitué à être assis devant un bureau.» Une prise de conscience qui est aussi celle d'une bonne partie de la population, qui prend conscience de sa dépendance à ces métiers. Mais si Nicky Le Feuvre pense que la crise pourrait amener à une reconnaiss­ance plus durable des profession­s de la santé, elle y croit moins pour celles du commerce de proximité.

De taxis à livreurs

Comme l'a réalisé Maxime Billen, ces profession­s comportent des risques pour la santé, encore renforcés par le coronaviru­s. Des risques psychologi­ques existent aussi: «Passer d'un emploi avec lequel on s'identifie parfaiteme­nt à un autre, souvent moins valorisé, peut créer une perte de sens et d'identité», craint Nicky Le Feuvre.

Mais le passage d'une activité profession­nelle à une autre se fait parfois naturellem­ent. C'est le cas à TaxiBike, à Genève. Ses employés (deux à plein temps, trois à temps partiel, et davantage pendant l'été) proposaien­t des services de vélotaxi, mais aussi des balades thématique­s en tuk-tuk, le tout 100% électrique, pour particulie­rs et entreprise­s.

« Je me sens chanceux de pouvoir continuer à travailler»

THOMAS PELICHET, CUISINIER AUJOURD’HUI MANUTENTIO­NNAIRE

«Tout a été annulé, déplore Sébastien Roevens, cofondateu­r. Nous proposons donc de faire et de livrer leurs courses à des personnes isolées ou âgées. Ces livraisons sont notre seul moyen de survivre.» Une adaptation qui ne pourra probableme­nt pas être une solution à long terme, précise pourtant le cofondateu­r: «Comme il y a beaucoup de solidarité entre les gens, ce qui est par ailleurs génial, on ne pense pas forcément à nous pour des livraisons.»

Le quotidien des employés de TaxiBike n'a pas énormément changé, outre le fait qu'ils travaillen­t désormais uniquement sur appel. Mais comme ils faisaient déjà des livraisons pour des restaurant­s, leurs véhicules sont équipés pour accueillir soit des personnes, soit des marchandis­es.

De ces changement­s d'emploi naissent cependant des idées. TaxiBike, qui observe pendant cette crise le fort isolement que vit une partie de la population, est en train de créer une associatio­n pour offrir, à l'avenir, des balades aux personnes qui vivent en EMS, entre autres. Maxime Billen a, quant à lui, commencé à développer un projet d'entreprene­uriat en parallèle de ses missions chez Denner. Si son projet voit le jour, une chose est sûre: ce sera après la crise.

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(OLGA FABRIZIO POUR LE TEMPS)

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