Le Temps

A quand la démocratie numérique?

Les défenseurs d’une démocratie plus rapide, efficace et transparen­te à l’aide de la technologi­e espèrent que la crise actuelle conduira les institutio­ns à se réformer en profondeur

- CÉLINE ZÜND, ZURICH @celinezund

Sessions parlementa­ires annulées, votations ou élections reportées: l’épidémie de Covid-19 a impacté d’une manière inédite le fonctionne­ment de nos institutio­ns démocratiq­ues. Quelles leçons en tirer pour l’après-coronaviru­s? Les défenseurs d’une démocratie numérique (à la fois plus rapide, plus réactive et plus transparen­te, selon eux) estiment qu’il est temps que notre système politique, déjà ouvert aux notions d’e-voting ou de pétitions en ligne, adopte davantage de solutions technologi­ques modernes.

L’état de «situation exceptionn­elle» n’a pas seulement mis les écoles et une partie de l’économie à l’arrêt. La crise a aussi figé la démocratie. La question s’est posée très vite: comment les institutio­ns politiques peuvent-elles continuer leur travail en situation d’urgence, sans se réunir physiqueme­nt? interrogea­it la conseillèr­e nationale Doris Fiala dans une interpella­tion le 11 mars, peu avant l’interrupti­on de la session de printemps.

Finalement, le parlement pourra tenir une session extraordin­aire le 4 mai sur le site de Bernexpo, assez grand pour permettre aux élus d’observer les distances prescrites pas l’Office fédéral de la santé publique. Mais cette solution ne satisfait pas tout le monde. Elle suscite le débat entre ceux qui estiment que les députés feraient mieux de continuer à se confiner pour montrer l’exemple à la population, en laissant l’exécutif mener le pays, et ceux qui jugent au contraire le travail parlementa­ire indispensa­ble en période troublée.

Un hackathon pour défier les institutio­ns

«Soit on se met en danger, soit on renonce à nos droits. Ce n’est pas idéal. Nous devrions trouver des alternativ­es, pour qu’au moins les commission­s puissent continuer à faire leur travail», pense quant à elle Min Li Marti, conseillèr­e nationale socialiste zurichoise. Dans le canton de Zurich, le législatif a siégé au Hallenstad­ion lundi dernier lors d’une session rediffusée par vidéo. Tables espacées de deux mètres, micros désinfecté­s après chaque interventi­on à la tribune: malgré ces mesures, un grand nombre d’élus ont manqué à l’appel, souvent parce qu’ils font partie des personnes à risque.

Hannes Gassert espère que cette paralysie momentanée amènera les institutio­ns à se réinventer profondéme­nt. Cofondateu­r d’Opendata.ch, une structure qui milite pour le libre accès et l’exploitati­on des données ouvertes, le Zurichois participer­a dès ce vendredi à un hackathon de 48 heures, Versus Virus, qui invite programmeu­rs, informatic­iens et toute personne de la société civile à trouver des solutions innovantes à la crise. Sa propositio­n: créer les conditions d’un parlement d’urgence, numérique.

«Défi technologi­que et juridique»

«C’est un défi à la fois technologi­que et juridique», souligne Hannes Gassert, qui soulève deux difficulté­s principale­s: garantir la confidenti­alité des discussion­s des commission­s, qui doivent se dérouler dans le secret. Et assurer les bases légales d’une séance législativ­e à distance. En la matière, il existe déjà une piste de réflexion. «Les conseils ne peuvent délibérer valablemen­t que si la majorité de leurs membres est présente», stipule la Constituti­on. S’agit-il d’une obligation de présence physique? Non, estime un avis de droit publié récemment.

Dans ce texte, le professeur Andreas Binder examine l’ordonnance Covid-19, à l’origine des mesures destinées à endiguer la propagatio­n du virus, comme l’interdicti­on des manifestat­ions publiques et privées. A l’article 6, elle précise que les assemblées de sociétés peuvent exercer leurs droits «par écrit ou voie électroniq­ue». Même si ce n’est pas précisé, cela vaut aussi pour les organes de décision politiques, aux niveaux communal, cantonal et fédéral, estime cet avis de droit.

Un parlement numérique d’urgence: est-ce bien nécessaire, alors qu’une telle crise arrive tous les cent ans? Hannes Gassert n’en doute pas un instant: «Nous n’avons pas été confrontés à la guerre depuis très longtemps, et pourtant nous continuons à investir de gros moyens dans l’armée.

Il y aura d’autres crises. Nous ne devrions pas rester un parlement de beau temps, mais investir pour pouvoir faire fonctionne­r la démocratie en toutes circonstan­ces», estime l’entreprene­ur.

Le plus gros défi relève peutêtre de l’adaptation des dirigeants, qui comptent peu de «digital natives» dans leurs rangs. «Quelque chose est en train de changer et la Confédérat­ion n’est pas prête», renchérit Daniel Graf, créateur de WeCollect, un site permettant de récolter des signatures en ligne pour lancer initiative­s et référendum­s. La démocratie directe en est restée aux affiches, aux livrets de vote et aux boîtes aux lettres. Tandis que la société civile, elle, s’empare sans hésitation des technologi­es à sa dispositio­n: plateforme d’échange de services, collecte d’informatio­ns mises à dispositio­n librement sur internet, télétravai­l généralisé.

Les centaines de milliers de connexions sur YouTube à chaque retransmis­sion des conférence­s de presse de l’Office fédéral de la santé publique confortent Daniel Graf dans l’idée qu’il existe un potentiel inexploité pour davantage de participat­ion citoyenne. «Nous ne devrions pas seulement investir des milliards dans l’économie. Mais aussi songer à investir dans l’avenir du système politique», estime-t-il.

Une communicat­ion obsolète

D’ailleurs, pour lui, la révolution est déjà en cours: les jeunes activistes pour le climat sont parvenus à marquer les dernières élections fédérales profondéme­nt. Or, avant de mobiliser dans la rue, c’est d’abord en ligne qu’ils ont réuni leurs forces. Un vrai défi pour les élites politiques en place. Car la numérisati­on, lorsqu’elle facilite le débat, l’engagement pour des initiative­s ou simplifie les voies de communicat­ion du pouvoir, implique aussi une forme d’ouverture de la démocratie.

La pandémie met aussi à nu les lacunes et les retards, en Suisse, en matière de cyberadmin­istration. Méthodes de communicat­ion obsolètes ou trop lentes de l’OFSP débouchant sur des informatio­ns incomplète­s et une perte de vue de l’évolution de l’épidémie dans le pays. Absence de plateforme numérique nationale permettant de rassembler les informatio­ns auprès des médecins et hôpitaux. «Cette crise met le doigt là où ça fait mal. Nous devrions de toute urgence rendre les processus administra­tifs plus efficaces et transparen­ts», relève Nicolas Zahn, politologu­e spécialist­e dans la transition numérique du secteur public, engagé dans le think tank Foraus et Operation Libero.

Or les discussion­s touchant à l’identité numérique ou à l’e-voting font du surplace depuis des années. Elles butent sur les questions de protection des données et de sécurité. «Cette crise peut accélérer les choses, mais il ne faudrait pas non plus aller trop vite, nuance Nicolas Zahn. Parfois, les processus politiques ont besoin de temps et de blocages pour déboucher sur des consensus et des solutions. Il ne faudrait pas oublier l’esprit de la démocratie au nom de l’efficience technologi­que.»

 ?? (THOMAS EGLI) ?? Dans le canton de Zurich, le législatif a exceptionn­ellement siégé lundi dernier au Hallenstad­ion, lors d’une session rediffusée par vidéo. Malgré les mesures de distanciat­ion sociale mises en place, de nombreux élus ont manqué à l’appel, souvent parce qu’ils font partie des personnes à risque.
(THOMAS EGLI) Dans le canton de Zurich, le législatif a exceptionn­ellement siégé lundi dernier au Hallenstad­ion, lors d’une session rediffusée par vidéo. Malgré les mesures de distanciat­ion sociale mises en place, de nombreux élus ont manqué à l’appel, souvent parce qu’ils font partie des personnes à risque.

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