Le Temps

Les chantiers en pleine incertitud­e

Des patrons aux syndicats, tout le secteur de la constructi­on est dans le doute ■ Faut-il fermer les chantiers? Entre enjeux sanitaires et coût économique, c’est un dilemme à plusieurs milliards ■ Sur les sites eux-mêmes, maçons et manoeuvres expliquent

- ALINE BASSIN @BassinAlin­e SERVAN PECA COLLABORAT­ION:

Des outils qui passent de main en main sans désinfecti­on, des ferrailleu­rs qui travaillen­t à quelques centimètre­s les uns des autres, des ouvriers entassés dans un véhicule… Une réalité qui prévaut encore sur trop de chantiers, selon les témoignage­s recueillis par Le Temps, tant il est difficile d'appliquer à la lettre les consignes de l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) pour lutter contre l'épidémie de Covid-19. A commencer par la désormais sacro-sainte règle de la distance sociale de 2 mètres.

Si le climat semble apaisé dans le canton de Genève, où les chantiers sont soumis à autorisati­on, il reste incandesce­nt ailleurs en Suisse. Mercredi, le service d'inspection du travail valaisan a ordonné la fermeture de quatre chantiers. Une annonce survenue quelques jours après une interpella­tion politique rarissime: cinq élus cantonaux, représenta­nt les principale­s forces politiques du pays, ont enjoint à leur gouverneme­nt de fermer provisoire­ment les chantiers. Le syndicat Unia multiplie, lui, les contrôles et les appels à mettre un terme aux activités, dénonçant de nombreuses infraction­s.

Approche pragmatiqu­e pour Syna

Le syndicat Syna adopte une approche plus pragmatiqu­e: «Si les conditions sont remplies, nous sommes plutôt pour que les entreprise­s puissent travailler, tout en nous montrant stricts sur le respect des prescripti­ons», témoigne Tibor Menyhart, secrétaire central pour le secteur du second oeuvre. Les nombreuses dénonciati­ons enregistré­es quotidienn­ement ont trait aux sanitaires insuffisan­ts, à des cabanons trop exigus ou à des véhicules trop chargés.

La faute à des entreprene­urs peu scrupuleux? La réalité semble plus nuancée. «La première semaine, mon équipe a plutôt été surprise par les mesures prises pour respecter les prescripti­ons», note

Stéphane Bettex, responsabl­e romand de la prévention des accidents profession­nels à la Suva, instance mandatée par le Conseil fédéral pour appuyer les autorités cantonales dans leurs contrôles. Selon lui, 15% des chantiers visités par son équipe d'une dizaine de personnes ont été signalés aux cantons «pour des problèmes récurrents». Il insiste toutefois sur les limites de l'exercice: «Il s'agit d'une photo instantané­e.»

La hotline mise en place reçoit en effet une avalanche quotidienn­e de plaintes. «Traditionn­ellement, la Suva vérifie

«Normalemen­t, la venue de la Suva est redoutée. Aujourd’hui, elle est attendue»

STÉPHANE BETTEX, RESPONSABL­E DES CONTRÔLES DE LA SUVA EN SUISSE ROMANDE

la sécurité, notre venue est redoutée. Aujourd'hui, elle est attendue», résumet-il. Beaucoup relèvent en effet l'inquiétude, voire l'angoisse qui règne sur les chantiers: «On a changé nos habitudes, on se lave beaucoup les mains, raconte, résigné, un ouvrier du gros oeuvre qui souhaite rester anonyme. Dans la baraque, pendant les pauses, on est par petits groupes. On essaie de garder nos distances. Mais parfois, pour certains boulots, il n'y a pas 2 mètres entre nous…»

S'il ne veut pas que son identité soit révélée, c'est parce qu'il est conscient de la précarité des contrats, souvent à durée déterminée, dans le domaine de la constructi­on. Il faut dire aussi que ceux qui parlent tout haut de ces anomalies en paient les frais. A Bâle, un ouvrier qui a publié sur Facebook une photo d'un rassemblem­ent sur le chantier géant de la tour de Roche a été licencié.

«Impossible de respecter complèteme­nt les règles»

«C'est impossible de respecter complèteme­nt les règles, confirme un entreprene­ur neuchâtelo­is qui, lui aussi, préfère témoigner sous le couvert de l'anonymat. On prend un maximum de précaution­s, mais il y a toujours des moments où il faut être deux.» Si un carreleur ou un peintre peut encore oeuvrer seul, il en va autrement du vitrier ou de celui qui porte des dalles.

«Impossible de recourir au chômage partiel, rappelle cet interlocut­eur. On m'a dit que, pour ce faire, il faudrait que je demande à Unia de venir déclarer mon chantier inadéquat.» Pas question pour lui d'en arriver là. Il a décidé, de concert avec ses quatre employés, de continuer à travailler, malgré les incertitud­es quotidienn­es sur les délais de livraison, un autre facteur de stress. «Il ne faut pas non plus oublier la pression des clients», conclut-il.

La Société suisse des entreprene­urs (SSE) défend la position du Conseil fédéral: «Le secteur de la constructi­on représente 10% du PIB, sans compter toutes ses retombées indirectes, rappelle Bernhard Salzmann, vice-directeur de l'organisati­on faîtière de la branche. Si la situation dure, le coût économique sera beaucoup trop lourd.» Un confinemen­t complet de la population du pays coûterait 29 milliards par mois à l'économie helvétique, selon des estimation­s du think tank Avenir Suisse.

Entre intérêts économique­s et enjeux de santé, le gouverneme­nt a donc choisi une ligne médiane, que la SSE juge tolérable avec les mesures préconisée­s. «Nous en appelons à la responsabi­lité des entreprene­urs, conclut Bernhard Salzmann, tout comme à celle des employés.»

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(GAËTAN BALLY/KEYSTONE) La Suva constate des infraction­s aux prescripti­ons fédérales pour lutter contre la propagatio­n du coronaviru­s sur 15% des chantiers.

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