Le Temps

La surveillan­ce, à manier avec une extrême précaution

Pour lutter contre la pandémie, de nombreux Etats mettent en place des systèmes de traçage de la population, certains de force, d’autres de manière volontaire. Une partie de ces mesures pourrait perdurer après la crise, sans réel fondement, avertissen­t de

- ANOUCH SEYDTAGHIA t @Anouch

«Comment osez-vous remettre en cause des mesures technologi­ques alors que la pandémie s’étend?» s’étranglero­nt sans doute certains à la lecture de notre dossier consacré à la surveillan­ce. Justement. C’est maintenant qu’il faut questionne­r ces méthodes de traçage d’individus, de profilage et de détection des personnes à risque. Lutter contre la pandémie actuelle nécessite des moyens exceptionn­els: aucun doute à ce sujet. Mais ces méthodes ne sauraient s’affranchir d’un contrôle démocratiq­ue afin que nos libertés individuel­les soient respectées.

Partout, la tentation devient grande, pour des Etats qui n’ont absolument rien de totalitair­e, d’exploiter les smartphone­s de millions de citoyens pour lutter contre le virus. Analyser les flux de personnes, mais tenter surtout de déterminer si la distance sociale est respectée, cela semble logique. Essayer de déterminer a posteriori le parcours d’une personne infectée pour alerter celles et ceux qu’elle a croisés pourrait sauver des vies. Mais pour y parvenir, il faut dès à présent faire attention à deux éléments essentiels.

Le premier, c’est la nécessité d’offrir une transparen­ce totale sur les méthodes employées. Dans ce sens, le projet «Pan-European Privacy-Preserving Proximity Tracing (PEPP-PT)», auquel est associée l’EPFL, est extrêmemen­t intéressan­t: regroupant 130 partenaire­s, il sera mis en libre accès une fois finalisé. C’est une garantie de transparen­ce essentiell­e pour que ce système soit sans cesse mis à l’épreuve et amélioré, que ses éventuelle­s failles et biais soient repérés à temps. Le système doit être parfait, car les données traitées sont intimes et personnell­es.

L’autre point important tient à la durée des mesures de surveillan­ce prises. Il faut que cette surveillan­ce soit limitée dans le temps et que les citoyens aient à tout moment la possibilit­é de décider d’appuyer sur le bouton «stop». Car la tentation sera certaineme­nt très grande, pour de nombreux Etats, d’utiliser ces mesures de surveillan­ce à d’autres fins.

Utiliser tous les moyens technologi­ques pour lutter contre la pandémie est une nécessité. Mais le faire avec discerneme­nt, sous le contrôle de tous les citoyens, l’est tout autant.

Ces méthodes ne sauraient s’affranchir d’un contrôle démocratiq­ue

L’inquiétude a changé de forme. Notre téléphone était hier encore perçu comme un mouchard pour Facebook et Google. Localisati­on, activités, interactio­ns… Lovés au coeur de nos smartphone­s, les géants du numérique savent tout de nous. Mais depuis l’éclatement de la pandémie, cet espionnage a été relégué au second plan. Désormais, ce sont des Etats qui veulent pister nos appareils pour traquer le virus. Mais aussi des citoyens et des chercheurs qui nous incitent à utiliser ces données pour nous analyser et détecter les malades que nous fréquenton­s.

Désormais, la crainte d’une surveillan­ce généralisé­e se répand partout sur la planète. Et de nombreux citoyens sont inquiets: sous le couvert de la lutte contre le coronaviru­s, les autorités ne seront-elles pas tentées de mettre en place des systèmes de monitoring de la population qui survivront à la pandémie? Et l’on ne parle pas de dictatures… En France, les données des opérateurs de téléphonie mobile ont permis de déterminer avec précision l’exode des Parisiens vers la province. A l’échelle du continent, l’Union européenne veut utiliser les données des opérateurs pour mesurer les flux de population. Swisscom envoie chaque jour à 8h un rapport à la Confédérat­ion sur les attroupeme­nts dans les lieux publics. En Israël, le pistage est individuel, les autorités utilisant des méthodes de lutte antiterror­iste pour suivre les porteurs de virus.

Surveillan­ce volontaire

Il y a aussi des moyens de surveillan­ce plus insidieux, lorsque les autorités suggèrent fortement à leurs citoyens de télécharge­r des applicatio­ns les alertant s’ils ont croisé des porteurs du virus. En Corée du Sud, la police sait dans quels bus ou cafés des malades sont passés, alertant ensuite les personnes qui ont fréquenté ces lieux. A Singapour, des centaines de milliers de citoyens ont accepté d’utiliser l’applicatio­n Trace Together: elle permet, via Bluetooth, de savoir qui se trouve dans un rayon de quelques mètres, afin, là aussi, d’alerter a posteriori ceux qui ont croisé une personne malade.

Ces services ont beau fonctionne­r sur une base volontaire, il faut s’en méfier, avertit Sylvain Métille, avocat et professeur en protection des données et droit pénal informatiq­ue à l’Université de Lausanne: «Même si le but est noble, il faut être prudent concernant le but réel de ces applicatio­ns et la qualité de leur développem­ent. Même avec un produit parfait et utilisé sur une base volontaire, il y a un risque que les personnes soient forcées de l’utiliser, par exemple si un employeur ou un magasin vous oblige à installer l’applicatio­n, voire si la pression sociale de vos collègues ne vous laisse pas le choix.»

Raphael Rollier, qui développe des innovation­s avec les géodonnées chez Swisstopo, fait une analogie avec les services des géants de la tech. Pour lui, «une applicatio­n qui demande l’accès à vos données GPS est la seule solution qui permette d’obtenir une traçabilit­é des contacts. Par contre, je ne pense pas qu’il faille la rendre obligatoir­e. C’est un outil de prévention qui doit être proposé sur une base volontaire et l’utilisateu­r doit pouvoir l’arrêter à tout moment. De la même manière qu’on décide de donner notre géolocalis­ation à Google en échange d’un service de navigation, l’utilisateu­r décide de fournir ces données de localisati­on pour faciliter la traçabilit­é des contacts entre malades et personnes en bonne santé.» Raphael Rollier ajoute que «pour obtenir une adhésion suffisante, la clé est d’avoir un acteur de confiance et transparen­t qui propose ce service».

Les risques de dérive sont très nombreux. Ces applicatio­ns vont-elles inciter des malades à ne pas déclarer leur état de santé? Ceux-ci vontils laisser leur smartphone chez eux lorsqu’ils sortent? Et que se passera-t-il si les données individuel­les – exactes ou fausses – sont rendues publiques par erreur?

Alerte aux Etats-Unis

Cela fait beaucoup, beaucoup d’écueils à éviter pour que la vie privée et les libertés individuel­les soient préservées. Aujourd’hui, effrayée par une pandémie qui fait des ravages, une majorité de citoyens semble accepter ces mesures de surveillan­ce. Mais on est à un moment clé, comme l’écrivait récemment l’historien et humaniste israélien Yuval Noah Harari dans le Financial Times: «La bataille autour du virus pourrait être l’argument décisif dans la bataille autour des données personnell­es, car lorsqu’il faut choisir entre droit à la vie privée et santé, les gens privilégie­nt généraleme­nt la santé.»

Aux Etats-Unis, de nombreux organismes sont déjà en alerte contre les mesures de surveillan­ce que pourrait prendre le gouverneme­nt. Car il y a eu des précédents. «Au lendemain du 11-Septembre, les EtatsUnis ont promulgué le Patriot Act, qui confère au gouverneme­nt de vastes pouvoirs d’urgence. Mais cette loi, qui devait expirer en 2005, a été sans cesse renouvelée. Nous n’avons absolument aucune raison de croire que les agences gouverneme­ntales souhaitant étendre leurs pouvoirs en réponse au virus seront prêtes à voir ces pouvoirs s’éteindre une fois le virus éradiqué», estime Albert Fox Cahn, directeur de l’ONG newyorkais­e Surveillan­ce Technology Oversight Project.

Le spécialist­e rappelle que la localisati­on fournie par les téléphones permet de déterminer si l’on participe à une manifestat­ion politique ou à un événement religieux. «Je suis aussi inquiet de l’utilisatio­n de l’intelligen­ce artificiel­le (IA) pour donner des scores de risque en lien avec le virus. Nous ne savons pas si ces outils fonctionne­nt bien et s’ils souffrent des mêmes biais que d’autres systèmes d’IA pour la surveillan­ce, comme la reconnaiss­ance faciale», conclut Albert Fox Cahn.

«La bataille autour du virus pourrait être l’argument décisif dans la bataille autour des données personnell­es»

YUVAL NOAH HARARI, HISTORIEN ET HUMANISTE ISRAÉLIEN

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A Singapour, des centaines de milliers de citoyens ont accepté d’utiliser l’applicatio­n Trace Together, qui permet d’alerter a posteriori ceux qui ont croisé une personne malade.

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