Le Temps

Face à la maladie, le risque de la manière forte

Un peu partout, les régimes autoritair­es et «illibéraux» s’emploient à tirer parti de la crise sanitaire

- LUIS LEMA @luislema

Le monde est «en guerre». Une guerre qui fait des ravages économique­s, qui cloue les avions au sol mais qui commence aussi à déployer un peu partout ses effets politiques: de la Hongrie à l’Inde, d’Israël au Chili, des Philippine­s à l’Irak, le recours à la manière forte est devenu tentant, un peu partout. Pandémie et autoritari­sme ne semblent pas, à première vue, faire bon ménage, tant les appels à la raison et à la science sont aujourd’hui prédominan­ts. Pourtant, autant les régimes «illibéraux» semblent accuser le coup face à leur propre incompéten­ce, autant il ne leur a fallu qu’une toute petite période pour se ressaisir et relever la tête.

Au coeur même de l’Europe, la Hongrie est devenue, une fois encore, l’emblème de ce mouvement. En début de semaine, le premier ministre Viktor Orban a obtenu du parlement le droit de légiférer par décrets grâce à l’instaurati­on d’un «état d’urgence» proclamé pour une durée indétermin­ée. Des mesures d’«exception» – fortement critiquées par l’opposition hongroise mais aussi par les partenaire­s de l’Union européenne – qui non seulement suspendent les droits du parlement mais qui rendent également possibles de lourdes sanctions contre ceux qui propagent de «fausses nouvelles» (5 ans de prison) ou ceux qui tentent d’échapper au confinemen­t (jusqu’à 8 ans d’emprisonne­ment).

Voilà dix ans que le dirigeant hongrois est accusé de multiplier les atteintes aux droits de l’homme et à l’indépendan­ce de la justice. La «loi coronaviru­s» donne à Viktor Orban de nouvelles prérogativ­es dont, selon les partis d’opposition, il rêvait depuis longtemps. «La crainte, c’est que l’administra­tion Orban se transforme aujourd’hui en une vraie dictature», écrit le juriste hongrois Daniel Karsai.

«Un raccourci»

Fionnuala Ni Aolain, rapporteur­e spéciale de l’ONU sur les libertés fondamenta­les dans la lutte antiterror­iste, a une formule pour expliquer cet effet d’aubaine: «Les Etats et les institutio­ns du secteur de la sécurité trouvent attirants les pouvoirs d’exception, car cela leur offre des raccourcis», expliquait-elle récemment lors d’une conférence publique. Au demeurant, la crise sanitaire globale que vit aujourd’hui la planète s’inscrit dans un contexte où cette tentation était déjà très répandue. Selon le décompte fait par l’organisati­on américaine Freedom House, 64 pays étaient devenus moins démocratiq­ues l’année dernière, tandis que seuls 37 avaient suivi le chemin inverse.

La progressio­n du coronaviru­s, un révélateur de l’état du monde? Du Chili à l’Irak, les manifestat­ions qui remettaien­t en cause depuis des mois le pouvoir en place se sont tues, de gré ou de force, avec l’instaurati­on d’un «état de catastroph­e» qui donne des pouvoirs exorbitant­s à la police et aux forces de l’ordre. En Algérie, le Hirak, mouvement de contestati­on né en février 2019, s’est également arrêté, au risque de ne plus agir comme moyen de pression face aux lourdes décisions des tribunaux algériens qui frappent les opposants.

Langage martial

L’insistance mise à présenter la menace de la pandémie comme une entrée en guerre, et à abuser ainsi du langage martial, a une conséquenc­e claire: placer tout opposant potentiel dans le camp des «traîtres à la nation» et élargir d’autant la tolérance de la population à l’égard de mesures répressive­s. En Inde, où il s’agit pour le premier ministre Narendra Modi de tenir confinés quelque 1,4 milliard d’habitants, une décision de la Cour suprême oblige désormais les médias à ne relayer que les informatio­ns officielle­s à propos de la pandémie. Une mesure qui s’accompagne aussi de coups de bâton contre les habitants qui refusent de rester à la maison. Aux Philippine­s, le président Rodrigo Duterte a donné l’ordre à la police d’abattre toute personne qui causerait «des troubles». «Au lieu de causer des problèmes, je vais vous envoyer dans la tombe», a-t-il menacé ceux qui ne respectera­ient pas le confinemen­t, lors d’un discours à la nation tenu mercredi.

Autre processus à l’oeuvre: la suspension des processus démocratiq­ues. En Bolivie, les élections présidenti­elles qui devaient décider de l’avenir du pays après le départ du président Evo Morales ont été repoussées du fait de la pandémie. En Israël, encore, où un Benyamin Netanyahou qui n’a pas réussi à former un nouveau gouverneme­nt au terme de trois élections législativ­es, tenues coup sur coup, est aujourd’hui en voie de rester au pouvoir deux années supplément­aires. Il a il est vrai au préalable fait fermer les tribunaux du pays qui devaient notamment se pencher sur les inculpatio­ns de corruption à son encontre.

De la même manière, des Etats américains (Texas, Albama, Ohio) tentent maintenant de tirer parti des conditions extraordin­aires produites par la propagatio­n du coronaviru­s pour relancer la bataille juridique sur le droit à l’avortement. Ils demandent que soient stoppées les interrupti­ons de grossesse au prétexte qu’elles ne rentrent pas dans la catégorie des interventi­ons médicales «urgentes», seules autorisées.

Face à cette nouvelle offensive généralisé­e du populisme et de l’autoritari­sme, le politiste Ivan Krastev préfère une image médicale plutôt que guerrière. Sur les réseaux sociaux, il résume la question qui, à ses yeux, est en train de devenir aujourd’hui la plus brûlante: «Cette crise va-t-elle nous immuniser contre certaines pratiques autoritair­es ou allons-nous, plutôt, assister au phénomène inverse?»

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