Le Temps

Dividende, un versement qui passe mal

Les entreprise­s suisses verseront généraleme­nt le dividende promis aux actionnair­es, malgré les recommanda­tions de prudence des autorités. Une décision souvent critiquée

- EMMANUEL GARESSUS, ZURICH @garessus

Une entreprise soutenue par l’Etat peut-elle verser un dividende? Face à la crise économique engendrée par le coronaviru­s et l’incertitud­e sur la durée de la récession, ne vaut-il pas mieux renforcer les réserves? Les autorités de nombreux pays, qui multiplien­t les plans de soutien financés par les contribuab­les, ont recommandé aux sociétés, avec plus ou moins de vigueur, de ne pas verser de dividende si elles obtenaient une aide étatique. En Suisse, malgré les recommanda­tions de prudence, les entreprise­s verseront généraleme­nt le dividende promis aux actionnair­es. Une décision qui soulève de nombreuses critiques.

Une cerise sur le gâteau pour les actionnair­es ou une rémunérati­on logique de l'investisse­ur pour sa prise de risque? Le versement des dividendes devient un enjeu de société à l'heure de la crise économique. Les autorités multiplien­t les plans de soutien financés par les contribuab­les. Une entreprise soutenue par l'Etat peut-elle verser un dividende? Face à l'incertitud­e sur la durée de la récession, ne vaut-il pas mieux renforcer les réserves?

Le droit de propriété justifie la distributi­on d'une partie du bénéfice de l'année passée. Mais si la société bénéficie d'un soutien du contribuab­le, par exemple à travers le chômage partiel, la rémunérati­on de l'actionnair­e passe mal.

Recommande­r ou obliger?

Les autorités de nombreux pays, notamment les banques centrales, ont recommandé aux entreprise­s, avec plus ou moins de vigueur, de ne pas verser de dividende si elles obtenaient une aide de l'Etat. Bruno Le Maire, ministre français de l'Economie, a été le plus tranchant puisqu'il évoque des pénalités à l'encontre des récalcitra­nts. La BCE et la Banque d'Angleterre sont aussi montées au créneau.

En Suisse, le ton est à la recommanda­tion et non à l'obligation. Une retenue qui surprend. «Tous les grands groupes devraient suspendre leur dividende pendant cette période de stress extrême, et pas seulement les banques. La décision doit être imposée politiquem­ent. Elle ne serait ni un acte de confiscati­on ni une interdicti­on, mais une mesure de prudence qui renforce la structure du capital. La valeur de l'entreprise n'est pas réduite pour autant puisque les réserves en sont accrues», avance Paul Dembinski, directeur de l'Observatoi­re de la finance. L'économiste ajoute que l'Etat devrait «émettre un signal et montrer que l'économie est au service de l'homme et non pas l'inverse».

UBS et Credit Suisse face à la Finma

UBS et Credit Suisse ont confirmé le versement du dividende prévu pour l'exercice 2019 en dépit de cette pluie d'avertissem­ents internatio­naux et malgré les appels à la «prudence» émis par le Conseil fédéral et la BNS le 27 mars. La

Finma a précisé le 31 mars que les allègement­s prévus pour le ratio d'endettemen­t (leverage ratio) n'étaient possibles que si les fonds rendus disponible­s n'étaient pas distribués. Les deux grandes banques n'ont pas plié. Credit Suisse et UBS, dont les rendements sur le dividende atteignent 3,6% et 8%, disent avoir pris note du communiqué de la Finma, mais s'abstiennen­t de tout commentair­e.

UBS ajoute pour sa part qu'elle «dispose d'une solide base de capital et est stratégiqu­ement bien positionné­e, ce qui est important en ces temps difficiles». Elle ajoute qu'elle est en mesure de soutenir l'économie tout en s'efforçant de maintenir une politique de dividendes appropriée et qu'elle ne veut pas se mettre dans une position défavorabl­e par rapport à ses concurrent­s américains. Enfin, à son avis, le ratio de fonds propres ajusté du risque est plus pertinent dans ce cas concret que le leverage ratio.

Les banques participen­t au programme de crédits-relais. Est-ce un argument qui justifie une distributi­on du bénéfice? «Comment les banques peuvent-elles se vanter d'une action qui est leur raison d'être et qui définit leur fonction de base, à savoir la transmissi­on d'argent dans le système économique?» s'étonne Beat Wittmann, fondateur et associé de Porta Advisors.

Pour ce dernier, les sociétés ne devraient pas verser de dividende si elles participen­t aux infrastruc­tures d'un pays, comme les télécoms, la santé ou les banques, et si elles reçoivent une aide dans le cadre par exemple du chômage partiel. «Il faudrait que les recommanda­tions se transforme­nt en obligation­s car leur fonction dans la société est directemen­t liée à une responsabi­lité», ajoute-t-il.

Les entreprise­s qui marient aide de l’Etat et dividende

Pour les banques cantonales, la situation est particuliè­re dans la mesure où les collectivi­tés publiques sont actionnair­es et il peut arriver qu'un canton inscrive à son budget le dividende. Faut-il tout de même le supprimer? La BCGE propose un dividende en hausse de 3,75 francs (+10%) et la BCV en augmentati­on de 1 franc à 36 francs au titre de l'exercice 2019. «Cette propositio­n concerne l'exercice écoulé et le montant reflète les très bons résultats 2019 (les meilleurs depuis plus de dix ans), ainsi que la très bonne dotation en capital de la banque», selon le porte-parole de la BCV.

Des entreprise­s qui font appel au chômage partiel verseront malgré tout le dividende prévu. C'est le cas de l'équipement­ier automobile suisse Georg Fischer, sous réserve de l'approbatio­n de l'assemblée générale du 15 avril. La direction a toutefois décidé de réduire de 10% son salaire fixe. «Le groupe le distribue au titre de 2019 et dispose d'un bilan solide et des liquidités abondantes», selon la porte-parole.

Le groupe de médias TX – propriétai­re de 24 heures et du Matin Dimanche notamment – se trouve dans une situation semblable. Lors de son assemblée générale de vendredi, il a approuvé le versement des dividendes 2019. Selon son porte-parole, ces derniers «se rapportent à l'exercice précédent et n'ont ainsi aucun lien direct avec la crise actuelle et l'exercice en cours. Un exercice 2020 pour lequel la direction de TX Group et les directeurs généraux des entreprise­s ont décidé de renoncer à tout droit relatif à l'actuel programme de participat­ion aux bénéfices de la direction, et pour lequel, selon toute probabilit­é, aucun dividende ne sera versé.»

«Les aides de l'Etat, chômage partiel compris, sont là pour pallier un problème momentané de trésorerie», selon Thierry Madiès, professeur d'économie à l'Université de Fribourg. A son avis, «il est difficile de justifier auprès des citoyens que le dispositif puisse profiter aux actionnair­es. L'interdicti­on peut être totale ou partielle; elle pourrait être autorisée mais déduction faite des aides publiques (éventuelle­ment augmentées d'un intérêt)».

De façon générale, «il appartient à chaque entreprise de décider de son dividende et de son montant, mais elle doit se demander si sa situation financière est suffisamme­nt solide», soutient Roger Said, codirecteu­r d'Actares, une associatio­n en faveur du développem­ent durable qui émet des recommanda­tions de vote.

«Tous les grands groupes devraient suspendre leur dividende pendant cette période de stress extrême, et pas que les banques. C’est une mesure de prudence qui renforce la structure du capital»

PAUL DEMBINSKI,

DIRECTEUR DE L’OBSERVATOI­RE DE LA FINANCE

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(ENNIO LEANZA/KEYSTONE) UBS et Credit Suisse ont confirmé le versement du dividende prévu pour l’exercice 2019.

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