Le Temps

«Il fallait une solution rapide»

André Helfenstei­n, nouveau patron de l’entité suisse de Credit Suisse, dévoile les coulisses de l’opération prêts-relais, qui vise à fournir des liquidités aux entreprise­s. La crise actuelle marquera de profonds changement­s dans nos habitudes, prévoit-il

- MATHILDE FARINE, ZURICH ET SERVAN PECA @MathildeFa­rine et @servanpeca

En huit jours, Credit Suisse a octroyé plus de 1,6 milliard de francs de crédits cautionnés, dont 400 millions en Suisse romande. André Helfenstei­n, nouveau patron de l’entité helvétique de Credit Suisse, dévoile les coulisses de l’opération prêtsrelai­s, qui vise à fournir des liquidités aux entreprise­s.

En temps normal, les nouveaux patrons se donnent 90 jours pour se familiaris­er avec leur nouvelle fonction, avant de s’exprimer publiqueme­nt. Mais les temps ne sont pas normaux. André Helfenstei­n, nommé patron de l’entité suisse de Credit Suisse en février 2020, a commencé par devoir gérer l’une des plus grandes crises sanitaires (et économique­s) de l’histoire moderne. De l’urgence, de la mobilisati­on et la mise en place expresse d’un programme de prêts-relais totalement inédit pour venir en aide aux entreprise­s asphyxiées.

En huit jours, Credit Suisse a octroyé plus de 1,6 milliard de francs de crédits cautionnés, dont 400 millions en Suisse romande. Les affaires normales, ce sera pour plus tard.

Comment avez-vous vécu votre entrée en fonction dans ces circonstan­ces exceptionn­elles?

Cela a été complèteme­nt différent de ce que j’imaginais. Je connaissai­s bien nos activités, en raison de mes fonctions précédente­s et voyais où se trouvaient les opportunit­és. Mais nous avons rapidement compris que cette épidémie allait devenir une crise majeure, en particulie­r quand le Tessin a commencé à être touché et en voyant des personnes tomber malades ou être mises en quarantain­e. On ne souhaite jamais qu’un tel événement se produise. Mais quand il se produit, il faut agir, être énergique, laisser les activités normales de côté pour gérer une telle situation.

Credit Suisse participe activement au programme de crédit-relais pour les entreprise­s. Comment ce système a-t-il été imaginé?

La semaine avant que le Conseil fédéral ne décrète les fermetures, le 16 mars, il devenait déjà évident que de nombreuses entreprise­s allaient être mises en difficulté par la situation. Les premiers signes sont venus d’entreprise­s dans le tourisme, la restaurati­on, l’hôtellerie, les remontées mécaniques. Nous voyions aussi déjà les difficulté­s dans le secteur horloger, à quelle vitesse les ventes baissaient. Et c’est sans parler des problèmes dans la chaîne d’approvisio­nnement.

Vous avez donc alerté le gouverneme­nt?

Il a fallu rapidement se rendre compte que les banques, chacune dans leur coin, n’arriveraie­nt pas à répondre aux demandes. L’idée d’une action collective s’est donc imposée. Le week-end précédant le 16 mars, nous avons discuté avec UBS, Raiffeisen et les banques cantonales de Zurich et de Vaud, puis avec les autres banques et l’Associatio­n suisse des banquiers. Entre-temps, des idées avaient également mûri au sein du Départemen­t fédéral des finances. Nous avions évidemment besoin de l’appui de la BNS et de la Finma. C’est allé très vite.

Quel rôle l’Etat a-t-il joué?

Le système de crédit-relais a été généré par les banques, mais c’est lui qui l’a élaboré. Il est inspiré du système, déjà existant, de cautionnem­ent pour les risques à l’exportatio­n. Mais l’on s’est vite rendu compte que pour les petites PME (pour les crédits jusqu’à 500000 francs, ndlr) une garantie à 100% et un taux à 0% s’imposaient, car beaucoup d’entre elles ne seraient pas prêtes à supporter un crédit aux conditions usuelles. Il fallait une solution viable et rapide, qui passe par les banques, car ce sont elles qui connaissen­t les clients. Mais il fallait éviter une distributi­on d’argent chaotique.

Certains ont évoqué une «union sacrée» des banques. Qu’en pensez-vous?

Ueli Maurer a dit: «Il n’y a qu’en Suisse qu’un tel programme peut être mis sur pied en dix jours.» Je suis d’accord avec lui. Tout le monde a travaillé dans un esprit positif, a adhéré très vite, personne n’a ralenti les réflexions. Je pense que l’on s’est tous rendu compte que c’était un enjeu pour toute l’industrie bancaire. Et qu’il était de notre responsabi­lité de trouver une solution.

Cette opération va-t-elle redorer l’image, parfois écornée, des banques auprès du grand public?

Ce n’est en tout cas pas l’objectif. Mais dans les résultats que nous obtiendron­s, c’est en effet une occasion pour les banques de démontrer leur qualité et leur capacité d’adaptation. De prouver qu’elles prennent soin de leurs clients et qu’elles jouent leur rôle important de fournisseu­rs de crédits en faveur de l’économie suisse en ces temps difficiles.

Allez-vous gagner de l’argent, avec ces crédits-relais?

Si cela devait être le cas, nous le verserions à des entreprise­s dans le besoin. Mais ce n’est pas du tout l’enjeu. J’ai fait des dizaines de conférence­s téléphoniq­ues ces derniers jours et, à aucun moment, il n’a été question de gagner de l’argent d’une manière ou d’une autre. En fait, il y a surtout des coûts. Chez Credit Suisse, nous avons mobilisé 600 personnes pour les premiers jours. Et désormais, ils sont encore plus d’une centaine à répondre aux demandes. Nous acceptons cette situation, dont le traitement durera plusieurs années, car nous considéron­s que c’est notre rôle. D’ailleurs, je vous assure que nos employés sont fiers, il y a une très bonne énergie. On se sent investis d’une mission. Nous ne voulons pas faire de profit avec ces actions.

Comment Credit Suisse s’est-elle réorganisé­e pour faire face à la crise?

Nous avons, dans chacune de nos huit régions en Suisse, une équipe de gestion de crise, qui comprend tous les responsabl­es de nos différente­s activités, et que je dirige pour la Suisse. Nous coordonnon­s les mesures de protection des collaborat­eurs selon les recommanda­tions des autorités et de notre équipe de gestion des crises mondiales. Nous avons des procédures prédéfinie­s, et elles ont montré leur efficacité. Il en existe en cas de pandémie, comme maintenant, mais aussi pour les catastroph­es naturelles, les problèmes techniques ou les destructio­ns majeures d’immeubles, par exemple.

Et pour cette crise sanitaire?

Nous avons réagi au fur et à mesure, à partir d’une liste de priorités, la première étant la santé de nos employés. S’ils sont en forme, ils peuvent travailler. La deuxième priorité, c’est que le fonctionne­ment de la banque soit garanti. Nous avons commencé début mars à séparer les équipes s’occupant des fonctions critiques, comme le trading, les paiements, les services dans les succursale­s. etc. Nous avons ensuite privilégié le travail à la maison, de plus en plus, jusqu’à l’étendre à 90% des collaborat­eurs.

Et vous, vous travaillez toujours au bureau?

En partie chez moi, en partie au siège. Toutes nos réunions ont lieu par téléphone, pour éviter le streaming et une utilisatio­n excessive de la bande passante. Cela se passe globalemen­t bien. Cela change la façon dont on interagit, il faut discuter davantage avec nos collègues, s’assurer qu’ils vont bien et que les informatio­ns soient bien transmises. Le leadership prend toute son importance pour garder la cohésion des équipes et l’engagement de chaque membre dans des conditions de travail qui peuvent être, pour certains, plus difficiles à la maison.

Comment garantisse­z-vous la confidenti­alité et la sécurité des données avec le travail à distance?

Nous appliquons les mêmes règles que dans notre environnem­ent de travail habituel. Elles ne sont pas assouplies, sauf si on ne peut pas faire autrement. Je ne peux pas en dire davantage pour des raisons de sécurité justement.

Comment va et ira la marche des affaires de Credit Suisse?

Nous assistons à une forte activité des clients, qui ont également beaucoup de questions. Pour les privés, il s’agit de l’allocation de leur fortune. Pour les entreprise­s, du fonctionne­ment des prêts-relais et pour les institutio­nnels, de la façon d’investir dans cette période.

Que pensez-vous de la recommanda­tion de la Finma, qui incite les grandes banques à renoncer aux dividendes et aux rachats d’actions?

La question s’est posée. Chez nous, le retour aux investisse­urs est constitué aux deux tiers de rachats d’actions et un tiers de dividende. Nous avons arrêté le premier, mais maintenu le second.

Notre taux de distributi­on sur le dividende n’est que de 19%, soit moins que celui de toutes les autres banques suisses. La Finma avait demandé que les conseils d’administra­tion examinent attentivem­ent les niveaux de distributi­on cette année. C’est ce que le nôtre a fait, et dans ce contexte, il a également tenu compte des intérêts des actionnair­es.

Comment l’économie suisse se remettra-t-elle de cette crise?

Nous pensons que la situation va se détendre à partir de mi-mai, voire fin mai. Si cela se confirme, l’économie rebondira dès le début de l’été et reviendra à ses pleines capacités. Dans ce cas de figure, nous tablons sur une récession de 1 ou 2% pour l’année. L’économie suisse peut se redresser plus rapidement que d’autres parce qu’elle était en bonne santé avant la crise, que la BNS intervient pour lutter contre l’appréciati­on du franc et que les PME ont un très bon esprit entreprene­urial. Elles sont innovantes et robustes. Je suis épaté de la façon dont elles gèrent la crise.

Les mesures décidées par le Conseil fédéral seront-elles suffisante­s?

Pour l’instant, oui. Et il se montre flexible, si de nouveaux besoins apparaisse­nt, comme cela s’est vu avec les travailleu­rs indépendan­ts. Il faut voir son interventi­on comme une collection de mesures, qui sont, pour l’heure, très bonnes. La Suisse a en outre l’avantage d’avoir des finances publiques saines. Jusqu’ici, le Conseil fédéral a fait un travail fantastiqu­e.

Plus globalemen­t, quelles sont les leçons que l’on va retenir de cette crise?

«A aucun moment il n’a été question de gagner de l’argent avec les prêts-relais. Si cela devait être le cas, nous le verserions à des entreprise­s dans le besoin»

C’est une question complexe… L’une des premières choses à retenir, c’est qu’il faut répondre très vite aux situations d’urgence. En termes d’habitudes, le numérique va faire un grand bond en avant, c’est indéniable. Le travail à la maison pourrait devenir plus courant. Nous serons certaineme­nt plus flexibles dans l’organisati­on du travail, pour une meilleure conciliati­on de la vie privée et profession­nelle. Les banques n’ont pas été les plus rapides dans ce domaine, mais la situation actuelle montre que c’est possible

Cette crise révèle-t-elle aussi les faiblesses de notre système économique?

Le fait est que l’interdépen­dance internatio­nale a pris une ampleur inédite. Doit-on songer à un plus grand degré d’autonomie? La priorité aujourd’hui est de ralentir la propagatio­n du virus, mais cette question et d’autres devront être soigneusem­ent analysés après la crise. Il en est de même pour les enjeux écologique­s, qui sont un peu en stand-by en ce moment. Ils devraient gagner en importance. Ils vont de toute façon revenir à l’agenda. Avec le constat, par exemple, que la qualité de l’air s’est améliorée dans les mégapoles. C’est peut-être une occasion à saisir.

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(CREDIT SUISSE) André Helfenstei­n: «Ueli Maurer a dit qu’il n’y a qu’en Suisse qu’un tel programme de crédits-relais peut être mis sur pied en dix jours. Je suis d’accord avec lui.»

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