Le Temps

Le casse-tête de l’école à domicile

Dépassés par la charge ou la complexité du travail, certains parents peinent à accompagne­r leurs enfants dans leurs apprentiss­ages scolaires. En creux: la crainte que les élèves les plus faibles prennent du retard

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo * Prénom d’emprunt

Manque de temps, de matériel informatiq­ue ou encore de compétence­s: certains parents peinent à accompagne­r leurs enfants dans leurs apprentiss­ages scolaires

■ En toile de fond: la crainte que les élèves les plus faibles ne prennent du retard. Témoignage­s

«On reçoit chaque jour énormément d’informatio­ns, venant de multiples canaux, chaque enseignant a sa méthode, je me sens incapable d’aider mes enfants.» La détresse est palpable chez Adrien*, père de famille du Jura bernois. Comme lui, de nombreux parents se retrouvent démunis face au défi de l’école à domicile, dépassés par la masse de travail ou la complexité des tâches. Les Départemen­ts cantonaux de l’instructio­n publique ont beau répéter qu’il ne s’agit pas de s’improviser enseignant­s, le simple suivi du travail à effectuer relève parfois du casse-tête.

Alors que la Confédérat­ion a confirmé mercredi que l’année scolaire serait bel et bien validée, le flou demeure sur la durée du semi-confinemen­t. Certains parents craignent de ne pas réussir à tenir sur la longueur.

Manque de temps, de matériel informatiq­ue ou encore de compétence­s techniques et linguistiq­ues: de nombreux facteurs entravent la mission d’encadremen­t scolaire des parents. Pour Julie, universita­ire vaudoise de 35 ans, «les programmes proposés ne sont réalistes que pour les parents qui ne font pas de télétravai­l ou qui peuvent se relayer pour soutenir leurs enfants».

Boîte aux lettres remplie

Sommée de travailler à la maison, la jeune femme, qui possède également son entreprise, s’occupe seule de ses deux enfants. Chaque jour, Julie reçoit un programme scolaire, «dont la moitié est facultativ­e», mais qui occupe chaque enfant environ trois heures par jour. «Comme ils sont jeunes, ils ont besoin d’explicatio­ns, de consignes et doivent être constammen­t guidés dans leurs tâches, détaille-t-elle. Avec mon activité profession­nelle très prenante, je n’ai pas suffisamme­nt de temps pour les encadrer.»

Depuis la fermeture des écoles le 13 mars dernier, les autorités ont ralenti la cadence: pas de nouvelles acquisitio­ns ni d’examens, uniquement des révisions. La charge de travail reste néanmoins trop importante aux yeux de Camille*, mère d’un enfant de 4 ans et demi qui voit sa première année d’école chamboulée. «La maîtresse dépose des fiches de pré-écriture dans notre boîte aux lettres et envoie des suggestion­s d’activités facultativ­es tous les jours, y compris le week-end, raconte la jeune Vaudoise. Même si cela part d’une bonne intention, je trouve cette façon de faire envahissan­te.» Elle sait toutefois que ce zèle découle aussi de pressions de la part de parents inquiets que leur enfant ne progresse pas au rythme prévu.

De fait, l’école à distance est aussi une nouveauté pour les maîtres, qui ont dû s’adapter en urgence, en particulie­r au primaire où aucune structure d’enseigneme­nt en ligne n’existait jusqu’ici. «Les enseignant­s se démènent pour bien faire et garder le lien avec leurs élèves, affirme Francesca Marchesini, présidente de la Société pédagogiqu­e genevoise. Ils préfèrent donner suffisamme­nt de travail pour éviter que les élèves les plus rapides se retrouvent désoeuvrés; les parents ne doivent pas se sentir obligés de tout faire.»

«Mission impossible»

Alors qu’il s’agit désormais de «consolider des acquis», la syndicalis­te relève l’inventivit­é des maîtres qui n’hésitent pas à expériment­er des nouvelles méthodes d’enseigneme­nt ludiques et créatives, telles que des vidéos ou des textes participat­ifs. «Vu le flou existant, l’institutio­n a dû nous faire confiance; j’espère que certaines initiative­s demeureron­t après la crise.»

Source de stress pour la plupart des parents, l’école à la maison relève de la «mission impossible» pour les personnes illettrées, comme le soulignait récemment l’associatio­n Lire et écrire. C’est le cas d’Adrien, père de deux enfants de 12 et 14 ans. A l’instar d’un adulte sur six en Suisse, il éprouve des difficulté­s à lire et à comprendre un texte simple. «Il a d’abord fallu se familiaris­er avec le matériel et installer les différents programmes informatiq­ues, ce qui nous a fait perdre du temps», déplore Adrien. Tandis que son jeune fils, qui est à l’école primaire, reçoit des fiches à domicile, l’aîné doit télécharge­r des documents en ligne et communique­r par chat. Avec un seul ordinateur familial, la tâche s’avère rapidement compliquée. «Heureuseme­nt, l’école nous en a prêté un récemment.»

Pour Adrien, le contenu des exercices de français reste la plus grande épreuve. «La peur de faire faux engendre une pression psychologi­que et un gaspillage colossal d’énergie, confi-t-il. Quand je ne comprends pas, je dois me fier uniquement à ce me dit mon fils aîné.» En échec scolaire, l’adolescent peine à se motiver. «On s’est vite rendu compte qu’il avait pris du retard, il ne nous montrait pas tous ses devoirs, raconte le père de famille. Heureuseme­nt, il y a des contacts possibles avec les enseignant­s, même s’ils sont très sollicités.»

Pour son jeune fils, c’est le passage à l’école secondaire qui est aujourd’hui en jeu. «Alors qu’il lui manquait quelques dixièmes en janvier dernier pour intégrer la filière supérieure, il comptait sur ce dernier semestre pour se rattraper. La situation actuelle provoque une grande frustratio­n chez lui», regrette Adrien. Trois semaines après la fermeture des écoles, la fatigue se fait sentir. «La lassitude s’installe. Alors qu’il faut motiver les enfants chaque jour un peu plus, tenir le rythme va être très difficile. A la fin de la journée, on est tous raides.»

Crainte d’un «fossé social»

Président de la Famco (Fédération genevoise des associatio­ns des maîtres du cycle d’orientatio­n), Julien Nicolet redoute qu’un «fossé social» se creuse. «Déposer des fiches de travail et donner des consignes, la technique peut bien marcher si les élèves sont à l’aise avec la matière, estime-t-il. En revanche, c’est l’échec assuré avec des élèves plus faibles, qui manquent parfois d’autonomie, de motivation, voire de matériel.» Il n’est pas rare en effet que des élèves travaillen­t sur leur téléphone portable uniquement.

De fait, garder le contact avec l’ensemble de la classe relève du défi pour l’enseignant. «Certains élèves ont pu être joints par téléphone, mais ne fournissen­t pas toujours le travail demandé, détaille Julien Nicolet. Les enseignant­s doivent sans arrêt être derrière eux pour s’assurer que personne ne décroche.»

Alors que «le rythme de croisière est encore loin d’être atteint», le syndicat a lancé récemment une vaste consultati­on auprès des enseignant­s pour identifier les failles du dispositif. Et si les écoles devaient rester fermées jusqu’à la fin de l’année? «On se pliera évidemment aux exigences sanitaires, répond Julien Nicolet, mais sur le plan pédagogiqu­e le résultat est insatisfai­sant. Seuls les meilleurs élèves progressen­t.»

«La lassitude s’installe.

Alors qu’il faut motiver les enfants chaque jour un peu plus, tenir le rythme va être très difficile. A la fin de la journée, on est tous raides»

ADRIEN, PÈRE DE DEUX GARÇONS

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(ALESSANDRO DELLA VALLE/KEYSTONE) Manque de temps, de matériel informatiq­ue ou encore de compétence­s techniques et linguistiq­ues: de nombreux facteurs entravent la mission d’encadremen­t scolaire des parents.

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