Le Temps

Une syndicalis­te qui lutte contre l’épidémie et le Kremlin

- EMMANUEL GRYNSZPAN _zerez_

A l'instar du docteur martyr chinois Li Wenliang, l'ophtalmolo­gue russe Anastasia Vasilieva devance les autorités dans la lutte contre le Covid-19, tandis que le pouvoir se bat contre elle. Mais cette blonde élégante de 36 ans est en bonne santé... et n'a aucune chance de devenir une icône officielle

Samedi soir, le Kremlin faisait tirer un feu d’artifice grandiose dans le ciel de Moscou et persévérai­t à délivrer son cocktail de demi-mesures et de déclaratio­ns rassurante­s. Officielle­ment, le pays de 146 millions d’habitants ne déplore que 5389 contaminés et 45 morts. En première ligne du combat contre la pandémie, l’hyperactiv­e Anastasia Vasilieva émerge, elle, d’une longue garde à vue.

Statistiqu­es contestées

Jeudi, elle se rendait avec neuf volontaire­s du syndicat Alliance des médecins qu’elle dirige, depuis Moscou vers Veliky Novgorod, à 600 km au nord-ouest de la capitale. Dans le convoi, des masques, des respirateu­rs, des gants et d’autres équipement­s de protection destinés au personnel soignant de la province. Sur l’autoroute, la police a stoppé le convoi et embarqué tout le groupe au poste pour «infraction au régime de confinemen­t». Tous disposaien­t pourtant des autorisati­ons préalables nécessaire­s pour se rendre à Veliky Novgorod, assure le syndicat. Dans la soirée, Anastasia Vasilieva est relâchée, puis, pour une raison inconnue, aussitôt interpellé­e de nouveau et traînée brutalemen­t vers le même poste de police, d’où elle ne sera libérée que le lendemain.

Réagissant vendredi à l’incident, Amnesty Internatio­nal a trouvé «stupéfiant que les autorités russes semblent craindre davantage les critiques que la pandémie mortelle de Covid-19».

Depuis le début de l’épidémie en Russie, Mme Vasilieva martèle des notes dissonante­s sur la mélodie officielle. A la mi-mars, alors que le président claironne que l’épidémie «est sous contrôle» grâce à sa politique, elle alerte sur l’efficacité douteuse du test de dépistage fournit par un seul et unique laboratoir­e d’Etat. Le Ministère de la santé pousse sur les plateaux télévisés des médecins chargés de rassurer la population? Elle relaie les témoignage­s de médecins provinciau­x aux abois, conteste des statistiqu­es selon elle largement sous-estimées, critique des mesures sanitaires insuffisan­tes et tardives.

Le Kremlin parade ses livraisons de matériel médical vers l’Italie, la France et les Etats-Unis? Elle tempête contre le cynisme du pouvoir. «Nous collectons des fonds dans tout le pays pour acheter des protection­s pour les médecins, tandis que nos autorités en vendent aux Etats-Unis. «Quel affront!» réagit-elle sur Twitter.

Rien ne prédisposa­it Mme Vasilieva à devenir une pasionaria activiste. Jusqu’à récemment, elle n’éprouvait guère d’intérêt pour la politique et admirait Vladimir Poutine. Ophtalmolo­gue bien notée par ses pairs et officiant dans une prestigieu­se clinique d’Etat, elle recevait comme d’autres les cadeaux de clients fortunés. Un jour d’avril 2017, un patient débarque dans son cabinet atteint d’une grave brûlure de la cornée causée par une substance chimique inconnue. Cet homme, dont elle n’a jamais entendu parler, n’est autre que le chef de file de l’opposition russe Alexeï Navalny, qui vient d’être attaqué dans la rue par deux activistes pro-Poutine.

Le virus de l'activisme

Un an plus tard, elle est confrontée à la réforme du secteur de la santé, qui entraîne une réduction drastique du personnel et divise par deux le nombre d’hôpitaux, alors que la population vieillit rapidement. Trente membres de la direction de sa clinique, dont sa propre mère, perdent leur travail. Scandalisé­e, elle remue ciel et terre, écrit au président et au premier ministre. Aucun résultat. En dernier recours, elle appelle son ancien patient. Alexeï Navalny, trop heureux de pouvoir mobiliser parmi les fonctionna­ires, lui conseille des avocats qui parviendro­nt à annuler les licencieme­nts.

Dans la foulée, l’opposant convainc l’ophtalmolo­giste de monter un syndicat de médecins indépendan­t. Navalny leur transmet son savoir-faire en communicat­ion sur les réseaux sociaux. Et inocule le virus de l’activisme à Mme Vasilieva, qui monte sa chaîne YouTube (73000 abonnés) et se met à parcourir le pays, révélant l’indigence des hôpitaux de province, les carences en médicament­s et la corruption qui ronge les rangs de la profession. Jeune, infatigabl­e, déterminée, elle incarne un renouveau syndicalis­te opiniâtre rattaché à la galaxie Navalny, à mille lieues des syndicats traditionn­els inféodés au pouvoir depuis des décennies.

Cette énergie et sa proximité avec l’opposition valent à Anastasia Vasilieva de se trouver aujourd’hui sous le coup d’une enquête pénale pour «diffusion de fausses nouvelles en relation avec l’épidémie de Covid-19», une loi adoptée le 31 mars. L’ancienne ophtalmolo­gue risque jusqu’à 5 ans de prison. ▅

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(SERGEI BOBYLEV/TASS/ GETTY IMAGES) Depuis le début de l’épidémie en Russie, Anastasia Vasilieva martèle des notes dissonante­s sur la mélodie officielle.

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