Le Temps

L’épidémiolo­gie, le chaînon manquant des curriculum­s scolaires

- FRANÇOISE DUROCH RESPONSABL­E DE L’UNITÉ DE RECHERCHE SUR LES ENJEUX ET PRATIQUES HUMANITAIR­ES (UREPH) CHEZ MÉDECINS SANS FRONTIÈRES

«Dis maman, si je croise un Chinois, je change de trottoir?» demande une petite fille avant de se rendre à l’école. Les parents d’élèves en ont souvent fait l’expérience: l’émergence d’une épidémie n’est pas sans susciter dans les cours de récréation au mieux des plaisanter­ies puériles, au pire des formes de stigmatisa­tion à l’encontre de certains enfants. Covid-19 aujourd’hui, Ebola hier, l’épidémiolo­gie des maladies infectieus­es reste un impensé des population­s et demeure peu enseignée à l’école primaire et secondaire, y compris dans ses dimensions fondamenta­les: différence entre virus et bactérie, prévention, mode de propagatio­n, résolution. Ces lacunes laissent ainsi l’espace à toutes formes d’interpréta­tions fantasques sur ce que constitue un épisode d’épidémie.

Pourtant, l’enseigneme­nt de notions rudimentai­res en épidémiolo­gie se révélerait intéressan­t à plus d’un titre. La maladie contagieus­e, en tant qu’ennemie invisible et omniprésen­te et pouvant avoir des conséquenc­es massives sur l’ensemble des sphères économique­s et sociales, pourrait aisément trouver sa place dans les curriculum­s scolaires. Il s’agirait également d’interroger les processus de désinforma­tion, voire de propagande à l’oeuvre lors d’épisodes d’épidémie, le haut pouvoir d’instrument­alisation d’un virus qui présente l’avantage certain de ne jamais pouvoir être assigné devant un tribunal et de ne pas se prévaloir d’un état civil, toutes caractéris­tiques le rendant aisément manipulabl­e par les médias, les politiques, les autorités religieuse­s.

Ainsi, du clergé orthodoxe grec énonçant qu’il n’est pas possible de répandre la maladie par la communion – les fidèles sont censés boire dans le même récipient – jusqu’à la propositio­n de Trump de justifier une nouvelle fois l’édificatio­n d’un mur à la frontière mexicaine aux fins de stopper la propagatio­n de la maladie, l’enseigneme­nt de l’épidémiolo­gie pourrait se révéler être une intéressan­te opportunit­é pour effectuer dans les classes une analyse critique de nos sociétés afin de challenger les archaïsmes que ne manquent pas de drainer les épisodes d’épidémie.

Si la décision de maintenir les élections en France, tout en annonçant le confinemen­t de la population, peut apparaître comme une injonction contradict­oire, cela révèle, s’il en était besoin, que la rationalit­é n’a pas toujours la primeur dans la gestion des crises sanitaires. L’épidémie pourrait également s’avérer être une bonne occasion de mettre au jour d’inquiétant­es failles sociales, allant de pair avec la restrictio­n de mouvements de catégories de population­s ainsi que de mise à mal des droits d’associatio­n, de circulatio­n ou de manifestat­ion.

Symbole de peurs immémorial­es profondéme­nt ancrées dans l’inconscien­t collectif, le coronaviru­s pourrait ainsi devenir l’objet rêvé de politiques répressive­s en mal d’excuses pour justifier l’injustifia­ble. Certaines sociétés en ayant déjà fait la triste expérience après les attentats du 11-Septembre, où l’époque avait été marquée par un recul des libertés fondamenta­les justifié par l’obligation de lutter contre le terrorisme. Il reste donc à espérer que les figures du sans domicile fixe, du réfugié ou du renégat ne se retrouvent pas incidemmen­t mêlées à celle du virus, offrant ainsi à bon nombre d’acteurs l’occasion d’utiliser un objet à haute valeur symbolique, mêlant xénophobie et peur de l’épidémie, tout en limitant le besoin de devoir fournir un quelconque rendu de comptes. Paradoxale­ment, et à l’heure des montées des nationalis­mes au sein de nos sociétés, ce sont actuelleme­nt les Européens qui font l’expérience de la stigmatisa­tion et du confinemen­t, se substituan­t ainsi aux population­s étrangères longtemps incriminée­s par certains courants politiques comme étant les principaux vecteurs de pathologie­s.

Finalement, l’enseigneme­nt de l’épidémiolo­gie dans les écoles pourrait donc être bien plus que la simple transmissi­on de données et de mesures d’hygiène autour de l’émergence et de la transmissi­on de maladies. Plutôt une occasion donnée aux élèves et aux enseignant­s de poser un regard proactif et critique sur nos sociétés, de la fabricatio­n de boucs émissaires aux peurs irrationne­lles, à la toujours possible manipulati­on par les pouvoirs politiques de la question sanitaire au service de la restrictio­n des libertés collective­s et individuel­les.

A ce titre, la relecture de La Peste d’Albert Camus pourrait s’avérer toujours aussi indispensa­ble.

Le coronaviru­s pourrait ainsi devenir l’objet rêvé de politiques répressive­s en mal d’excuses pour justifier l’injustifia­ble

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