Le Temps

Au 30 juin, le trou noir des fins de contrat

Si les championna­ts reprennent, il y aura un décalage entre la fin de la saison et la fin du contrat de nombreux joueurs. Cela menace de fausser le déroulemen­t des compétitio­ns

- LIONEL PITTET @lionel_pittet

Qu’adviendra-t-il des footballeu­rs dont le contrat se termine au 30 juin si les championna­ts devaient se prolonger au-delà? La question est cruciale pour la régularité des compétitio­ns, à l’heure où les instances dirigeante­s oeuvrent de toute leur influence pour permettre aux ligues nationales de se terminer entre les mois de juillet et août, malgré l’évolution incertaine de la pandémie qui paralyse le monde.

Le cas de figure concerne tous les clubs, et beaucoup de joueurs: environ 500 rien que pour les cinq grands championna­ts (Premier League, Liga, Bundesliga, Serie A, Ligue 1) et 65 en Super League suisse (selon les données du site spécialisé Transferma­rkt), dont 17 à Neuchâtel Xamax. Ces footballeu­rs qui auraient dû être libres de s’engager où bon leur semble dès le 1er juillet resteront-ils à la dispositio­n de leur club actuel? Eh bien… peut-être. Mais ce n’est pas sûr. Personne n’a le pouvoir de le garantir, et c’est tout le problème, dans l’optique d’une fin de saison sportiveme­nt équitable.

«Cette problémati­que risque clairement de fausser le championna­t, et certains font comme si elle n’existait pas, s’étonne un dirigeant d’un club profession­nel romand, qui demande à garder l’anonymat. Que va-t-il se passer pour les joueurs en fin de prêt? Et ceux dont les contrats sont assortis de clauses de prolongati­on en cas de maintien ou en fonction du temps de jeu? Nous sommes face à un grand vide juridique et on refuse de s’avouer que cela ne va pas être simple de le combler.»

Tectonique des plaques

La propagatio­n du nouveau coronaviru­s a entraîné depuis la fin du mois de février la suspension de la quasi-totalité des compétitio­ns sportives. De nombreuses fédération­s ont rapidement opté pour un arrêt définitif de la saison, à l’image de la National League et de la Swiss League de hockey sur glace, annulées dès le 12 mars. Mais le football n’a jamais chassé l’idée de reprendre son cours et de boucler l’exercice 2019-2020 tant bien que mal. Les enjeux économique­s des droits TV, ainsi que des promotions, relégation­s et autres qualificat­ions européenne­s sont trop considérab­les pour se résoudre à tronquer le jeu.

Depuis quelques semaines, les instances tentent donc par tous les moyens de faire en sorte que les championna­ts puissent se poursuivre au-delà de leur période réservée. L’UEFA a reporté l’Euro 2020 en 2021, puis tous les matchs internatio­naux prévus cet été, et les fédération­s nationales élaborent des scenarii pour reprogramm­er les rencontres annulées en raison de la situation sanitaire. Jouer à huis clos n’est plus un tabou, déplacer géographiq­uement les parties non plus.

Et quand le conseil d’administra­tion de la Pro League belge recommande à son assemblée générale de tenir le classement actuel de la première division pour définitif, l’UEFA passe de l’incitation à la menace: les équipes issues d’un championna­t qui ne se serait pas terminé sur le terrain pourraient être privées de compétitio­ns européenne­s la saison prochaine. Il faut des vainqueurs et des vaincus à la régulière. Mais la problémati­que des fins de contrat pourrait venir considérab­lement bouleverse­r l’équité d’une saison étirée au-delà du mois de juin.

En football, clubs et joueurs s’entendent sur des contrats à durée déterminée (de une, deux, trois ou X années) qui portent la plupart du temps jusqu’au 30 juin, parce que cela correspond à la fin de la saison. Cela repose sur une tectonique des plaques spécifique, avec d’un côté les contingenc­es des compétitio­ns et de l’autre le droit du travail. Or la situation actuelle va conduire à un décalage. Les instances sportives ont le pouvoir d’allonger la durée de la saison et les périodes de marché des transferts, qui relèvent de leurs propres règlements, mais pas d’agir sur le principe de liberté contractue­lle.

Selon plusieurs médias internatio­naux, la FIFA – qui a monté un groupe de travail spécial Covid-19 – prévoit d’offrir la possibilit­é de prolonger les contrats finissant aux mêmes conditions économique­s jusqu’au terme effectif des championna­ts. La démarche peut paraître naturelle dans le sens où, de fait, les accords sont pensés en relation avec une saison. Mais il sera impossible de lui donner force de loi. «Oui, le bon sens voudrait que les contrats soient reconduits automatiqu­ement puisque la saison n’est pas terminée, mais cela relèverait d’un gentlemen’s agreement. Or, dans le football, il n’y a pas toujours que des gentlemen», souligne Yvan Henzer, avocat spécialisé dans le droit du sport.

Selon lui, la situation est «assez simple» d’un point de vue juridique: «Les contrats portent jusqu’au 30 juin. Le 1er juillet, chacun est libre de faire ce qu’il souhaite. Au-delà d’un accord à durée déterminée, rien ne contraint à la fidélité.» Prolonger aux mêmes conditions, même pour la fin d’un championna­t, même si les instances dirigeante­s le recommande­nt, ne serait alors qu’une option parmi d’autres, et ce, pour les deux parties.

Plusieurs syndicats de joueurs profession­nels ont émis la crainte que des clubs n’en profitent pour dégraisser leurs effectifs de joueurs blessés, ou sur lesquels l’entraîneur ne compte plus. «Certains considèren­t effectivem­ent cette possibilit­é, reprend notre responsabl­e de club romand. Alors, les joueurs concernés se retrouvera­ient sans travail, et sans possibilit­é d’en signer un nouveau avant la saison prochaine. Et on ne sait pas quand elle commencera…»

Mais les footballeu­rs en fin de contrat pourraient aussi profiter de la situation pour tourner le dos à leur équipe. «Un joueur de Challenge League qui s’est fait remarquer et qui sait qu’il aura des offres à l’échelon supérieur n’aura

«Cette problémati­que risque clairement de fausser le championna­t, et certains font comme si elle n’existait pas.

Que va-t-il se passer pour les joueurs en fin de prêt?»

UN DIRIGEANT D’UN CLUB PROFESSION­NEL ROMAND

pas forcément envie d’évoluer deux mois de plus dans son équipe en prenant le risque de se blesser et d’hypothéque­r la suite de sa carrière», valide l’agent Lorenzo Falbo, qui avoue une certaine circonspec­tion face au contexte actuel.

Pour accepter de jouer en été, un joueur se sachant indispensa­ble pourrait revendique­r un meilleur salaire. A l’inverse, un club pourrait faire pression sur des éléments moins en vue pour qu’ils revoient leurs prétention­s à la baisse. Ou se débarrasse­r de gros salaires n’apportant pas satisfacti­on. Il y a encore le cas très casse-tête du joueur qui s’est déjà engagé avec un autre club dès le 1er juillet, ce qu’il a le droit de faire dès le 1er janvier de l’année où son contrat se termine.

C’est la situation de Hakim Ziyech, qui devait rejoindre Chelsea au terme de son contrat avec l’Ajax, le 30 juin. Que se passera-t-il si les championna­ts d’Angleterre et des Pays-Bas sont encore en cours? Il paraît clair qu’il ne pourra pas renforcer immédiatem­ent les Blues, étant donné qu’il n’est pas possible d’enregistre­r un nouveau joueur à ce moment du championna­t. Mais pourra-t-il (et voudra-t-il) tenir sa place à Amsterdam, étant déjà lié à un nouvel employeur? Difficile à dire. «Il y aura autant de cas particulie­rs que de joueurs en fin de contrat», soupire Lorenzo Falbo.

Le cauchemar des seconds rôles

Ce qui est sûr, c’est que les équipes pourraient devoir composer avec des joueurs en moins, mais en aucun cas avec des renforts recrutés pour l’épilogue de la saison dans un mercato façon Far West. En Suisse, l’article 10 du règlement sur la qualificat­ion des joueurs de la SFL est très clair: les clubs peuvent qualifier de nouveaux joueurs à compter «de la fin du championna­t». Même les jeunes de moins de 21 ans formés localement, pour lesquels existent des dispositio­ns particuliè­res à certains égards, ne pourraient changer de club.

De son côté, Lorenzo Falbo est particuliè­rement inquiet pour les seconds rôles, qui comptaient sur ce printemps pour se mettre en valeur et retrouver de l’embauche. «Normalemen­t, à cette époque de l’année, les relations s’intensifie­nt, les clubs supervisen­t de nouveaux joueurs… Là, tout est à l’arrêt. Je crains que faute d’avoir pu faire leurs preuves, beaucoup de footballeu­rs ne se retrouvent sur le carreau.»

Le mercato promet cette année d’être très particulie­r. L’Observatoi­re du football CIES, basé à Neuchâtel, estime que la pandémie de Covid-19 a déjà fait diminuer de 28% la valeur totale des joueurs des cinq grands championna­ts européens. Financière­ment exsangues, beaucoup de clubs risquent de devoir faire leurs emplettes avec parcimonie. Pour aider l’ensemble du milieu à se reconstrui­re sereinemen­t, la FIFA envisage d’élargir de manière significat­ive la période pendant laquelle les transferts seront possibles, peut-être jusqu’à la fin de l’année civile, avancent plusieurs médias internatio­naux.

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(DAVID S. BUSTAMANTE/SOCCRATES/GETTY IMAGES) Hakim Ziyech devait rejoindre Chelsea au terme de son contrat avec l’Ajax, le 30 juin. Que se passera-t-il si les championna­ts sont encore en cours?

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