Le Temps

Refoulée à la douane, comme une réfugiée

- MARIE-PIERRE GENECAND

Franco-Suisse, je vis à Genève depuis cinquante-deux ans. Depuis les années 1970, ma famille passe tout son temps libre dans un petit paradis perché au-dessus de Viuz-en-Sallaz, dans le massif des Brasses, en Haute-Savoie. On rejoint «le chalet» en trente-cinq minutes, quarante si la route est encombrée. Autant dire que cette région, où ma maman vit désormais à l’année, est ma deuxième maison, plus proche de moi, que les communes de Chancy ou de Versoix. La frontière qui sépare la France et la Suisse? Elle ne veut rien dire. Elle est une simple virgule dans une phrase qui coule comme coule l’Arve dans cette vallée.

Ça, c’était avant. Avant que la France du confinemen­t ne devienne ce bastion froid et désert, dans lequel pénétrer relève de la roulette russe. Passera, passera pas? Tout dépend du douanier. Comme dit plus haut, ma mère vit seule, à 80 ans, dans ce paradis perché. Avec les mesures Macron, elle n’est pas autorisée à aller faire ses courses. Elle est vigousse et conduit encore très bien, mais le règlement, c’est le règlement.

Du coup, on se relaie pour la ravitaille­r. L’aberration? Même si on brandit la déclaratio­n sur l’honneur qui certifie la mission, on n’est jamais sûr de passer. Mon frère a été refoulé à la douane de Bardonnex, il est passé à celle de Vallard. Mon fils et moi, à tour de rôle, avons été refoulés à la douane de Vallard, nous sommes passés à celle de Moillesula­z. Mon oncle s’est fait refouler à Vallard, il est rentré chez lui, un peu traumatisé. Car oui, c’est assez inouï de devenir subitement l’étranger.

Je vous refais la scène des cinq (oui, cinq) jeunes douaniers qui m’ont refoulée à Vallard, mercredi dernier. Ray-Ban, bras croisés, air satisfait. J’explique, je détaille, je craque – parce que, bon, faire les courses n’est déjà pas mon kif royal, alors si en plus on me met des bâtons dans les roues, j’explose.

Les cinq cadors me toisent, et l’un d’eux me dit juste: «Prenez sur la gauche.» Ce qui signifie: retournez d’où vous venez! Je savais que j’allais essayer et sans doute réussir à un autre poste-frontière, mais je me suis sentie humiliée. Toutes proportion­s gardées – car, pour moi, ce n’était pas une question de survie –, j’ai un peu compris, de l’intérieur, ce que les réfugiés refoulés vivaient.

Pour me consoler, j’ai pensé au Douanier, sketch mythique de Fernand Raynaud. «J’suis pas un imbécile, j’suis douanier», commence, chapeau enfoncé et air benêt, le gabelou qui, par son racisme et sa bêtise, fait fuir le seul boulanger du village. J’ai ri, mais je suis sûre que cet épisode, comme cet autre contrôle douanier, glacial, plus loin sur la route, resteront comme des entailles dans mon amour pour ce pays ami.

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