Tiger blues, ou la complainte des zoos qui dénoncent une injustice
Alors que la plupart des institutions culturelles rouvriront début mai, les zoos ne pourront accueillir de visiteurs qu’à partir de juin. Déjà sévèrement touchés par la crise, les parcs animaliers dénoncent une injustice «incompréhensible»
«Beaucoup d’employés n’ont pas droit au chômage partiel parce qu’ils doivent s’occuper des animaux»
ROGER GRAF, PORTE-PAROLE DE ZOOSUISSE
«Les ours et les lynx, on ne les voit plus. Ils sont surtout actifs la nuit. Et puis les singes s’ennuient un peu»
ROLAND BULLIARD, DIRECTEUR DU ZOO DE SERVION
Depuis le haut d’un tertre rocheux, Oural toise les environs. Enorme, le tigre de Sibérie affiche plus de 250 kilos sur la balance. Le roi des lieux ouvre sa formidable gueule pour lécher l’une de ses pattes, puis l’autre. Chacune fait la taille d’une grosse assiette. En contrebas, Tinka, la «petite» femelle de 170 kilos, fait les cent pas en silence. Et pour admirer le spectacle grandiose offert par les deux félins: un seul visiteur. Roland Bulliard, le directeur du zoo de Servion. «Au total, nous aurons dû fermer pendant trois mois», soupire le moustachu au chapeau de cuir. Quelques jours plus tôt, le Conseil fédéral a en effet tranché: les «jardins botaniques et zoologiques» ne pourront rouvrir que le 8 juin. Une décision jugée «incompréhensible» par la branche, alors que musées et bibliothèques ont reçu l’autorisation d’accueillir des visiteurs dès le 11 mai. Leurs propriétaires protestent, en attendant un geste salvateur.
«Une situation parfaitement injuste»
«Nous allons écrire à Guy Parmelin cette semaine, dit Roger Graf, porte-parole de Zoosuisse. Pour lui décrire la situation. Et demander que ça change.» Fin avril, sept zoos romands avaient déjà contacté le Conseil fédéral pour demander de l’aide. Sans être entendus. De précédentes suppliques en provenance de Suisse alémanique n’ont pas eu davantage de succès. «Nous estimons pourtant que nous remplissons toutes les conditions pour rouvrir rapidement, déplore le communicant. Le Musée des transports de Lucerne reprendra son activité en mai et les zoos ne pourraient pas le faire? La plupart des parcs sont à l’extérieur et disposent d’énormément de place pour circuler. La situation est parfaitement injuste.» A Servion, les vastes allées désertes laissent en effet penser que le respect des distances de sécurité serait aisément mis en oeuvre.
«Les seuls endroits qui pourraient poser problème sont dedans», dit Roland Bulliard. La plupart des animaux supportent les intempéries toute l’année, toutefois primates, tigres et autres perroquets sont également visibles depuis l’intérieur. Pour éviter les embouteillages, le zoo dispose toutefois déjà d’une solution éprouvée. «Avant de fermer, nous avions accueilli des visiteurs le 14 mars avec un sens de visite, raconte le directeur. Il y a deux kilomètres de chemin dans le parc. Cela avait très bien fonctionné.» La faîtière Zoosuisse dénonce par ailleurs une autre injustice: alors que le «secteur culturel» percevra une aide à hauteur de 280 millions de francs, les zoos en ont été exclus. Pourtant régulièrement classés dans ce même domaine, ils ne recevront rien. «Et en plus, contrairement aux musées, beaucoup d’employés n’ont pas droit au chômage partiel parce qu’ils doivent continuer de travailler pour s’occuper des animaux», fustige Roger Graf.
A Servion, dix soignants et manutentionnaires demeurent ainsi sur le site. C’est le cas de Fabien, apprenti en CFC «gardien d’animaux». Le personnel en formation a unanimement décidé de poursuivre le travail, souligne le jeune homme, visiblement ravi d’être là. «Mais ça fait vide en ce moment», concède-t-il à plat ventre dans la boue, un bras enfoncé jusqu’à l’épaule dans un terrier de renards polaires. «J’essaie de voir s’il y a une portée», explique-t-il depuis l’intérieur de la cage. Vraisemblablement soucieux pour ses petits, l’un des petits mammifères mord la botte du Vaudois, qui le repousse gentiment. «Il y a des bébés! se réjouit le soignant. C’est la première fois. Le calme fait du bien à certains animaux. Les faisans ont par exemple fait plus d’oeufs que d’habitude.» Après plusieurs semaines de fermeture, notre présence suscite tour à tour méfiance ou curiosité de l’autre côté des grillages. Une vaste place de jeu immobile rappelle que les lieux peuvent être largement plus bruyants.
«Les animaux ont un comportement un peu différent, analyse Roland Bulliard. Les ours et les lynx, on ne les voit plus. Ils sont surtout actifs la nuit. Par contre les bisons sont plus attentifs. Et puis les singes s’ennuient un peu. Ce sont les plus joueurs, on essaie de les dynamiser.» Alors que, pour le confort des visiteurs, les animaux reçoivent d’ordinaire la nourriture à heure fixe, les repas sont désormais servis de manière aléatoire afin de les garder en éveil. Quelques précautions sanitaires sont également d’usage: en avril, 4 tigres et 3 lions du zoo du Bronx avaient contracté le coronavirus,, ce que Servion essaie d’éviter. Gants et mains desinfectées régulièrement sont d’usage. «Aucun cas n’a été décelé chez nos animaux», salue un employé. Le personnel veille également au grain. A midi, chacun sa table pour déguster son hamburger. En dépit de la situation, l’ambiance est chaleureuse.
Car Servion a les reins solides: «J’ai une gestion plutôt prudente, apprécie son directeur. Au début de l’hiver, j’ai toujours environ 500 000 francs sur un compte.» Malgré 400 000 francs de perte, il envisage donc l’avenir avec confiance, ce qui n’est pas le cas de certains de ses homologues. Au zoo de La Garenne, 350 000 francs se sont envolés et la direction décrit la situation financière comme «catastrophique». Aux Marécottes, près de 200000 francs sont également partis en fumée et le zoo «ne se relèvera pas sans prêts à fonds perdu», dit Florian Piasenta, directeur du parc et président du PLR Valais.
Petites structures en danger
Enfin, à Lausanne, Aquatis revendique 140000 francs de charge d’entretien mensuelle, pour lesquelles l’aquarium a lancé un appel aux dons. Au total, les parcs helvétiques perdent environ 2,5 millions de francs par semaine. «Les petites structures sont vraiment en danger», alerte Roger Graf. Le représentant de Zoosuisse espère désormais deux choses: des compensations financières supplémentaires et une éventuelle étape de réouverture intermédiaire: «Entre le 11 mai et le 8 juin? veut-il croire. Ce serait peut-être possible.» De retour en haut de son monticule, Oural n’a cure de ces questions triviales. Pour lui la journée s’est bien déroulée, agrémentée de 10 kilos de boeuf.