Le Temps

Quelques leçons architectu­rales à tirer de la crise sanitaire

Des villas individuel­les derrière leur haie de thuyas aux écoquartie­rs coopératif­s, les logements ont révélé leurs forces et faiblesses pendant la pandémie. Autant de pistes pour mieux construire demain

- ÉMILIE VEILLON

Un soir d’avril, comme beaucoup d’autres depuis le début du confinemen­t, des dizaines d’habitants se tenaient debout le long des coursives et dans la grande cour intérieure de l’écoquartie­r de La Jonction, à Genève. Un couple fêtait ses huit ans de mariage. En faisant danser tous les habitants dans une grande salle de bal improvisée à ciel ouvert. «On est chacun sur sa terrasse mais ensemble, c’est magnifique. Depuis le début de la crise, on a ainsi chanté, joué de la musique et fait du sport ensemble», se réjouit Marius Wieland, architecte retraité et membre de la Codha. Construit en 2018 avec le bureau lausannois Dreier et Frenzel sur l’ancien site d’Artamis, le bâtiment réunit 94 logements, dont 14 logements collectifs, pouvant aller jusqu’à 26 pièces.

Sa particular­ité: une partie des logements est située autour d’un vaste patio surplombé de guirlandes lumineuses type guinguette, où chaque habitant peut se créer un coin de terrasse. Les autres habitation­s sont construite­s dans les étages supérieurs reliés par des coursives aménagées en balcons collectifs. Le toit plat accueille un jardin potager. «Cette typologie architectu­rale donne l’impression d’un grand théâtre de socialisat­ion. Tout le monde se voit, se côtoie, s’organise, tout en respectant les distances de sécurité. Il n’y a pas chez nous cette solitude que l’on ressent dans les barres classiques confinées», analyse l’architecte qui vit sur place.

Vivre ensemble

Si ce type d’écoquartie­r est encore minoritair­e dans le paysage bâti, il présente plusieurs avantages dans la gestion de la pandémie. «Beaucoup d’exemples en Suisse et en Europe prouvent que ces modèles coopératif­s ont une sorte d’intelligen­ce et de résilience en temps de crise sanitaire. Ils permettent de maintenir le vivre ensemble autour d’équipement­s collectifs facilitant les réseaux de solidarité», analyse Valentin Bourdon, architecte et chercheur au Laboratoir­e de conservati­on et constructi­on de l’EPFL, qui réalise une thèse de doctorat sur la portée collective du logement.

Selon lui, la nouvelle génération de coopérativ­es particuliè­rement animée en Suisse ouvre de grandes perspectiv­es à l’échelle de l’immeuble, du partage de certaines ressources à la mise en commun des espaces, tels que les locaux à vélos, salles de fête ou de sport, buanderies, jardins et terrasses partagés ou, encore, ateliers de bricolage, salles de lecture, chambres d’amis.

Car, sans accès aux parcs publics, cafés, lieux culturels ou infrastruc­tures sportives, les logements des 3 milliards de confinés à travers le monde doivent se suffire à eux-mêmes. «C’est la leçon dramatique de cette crise: un appartemen­t n’a jamais été pensé pour être vécu à temps plein, poursuit le spécialist­e. Un grand nombre de fonctions sont traditionn­ellement assurées par la ville qui l’entoure. Toutes les carences des habitation­s sont ainsi mises au grand jour. Et on se rend compte que la qualité de l’isolation acoustique, la vue ou un accès extérieur type balcon sont les critères les plus essentiels dans l’expérience actuelle. Les acteurs de l’immobilier devront redéfinir les priorités, en se basant sur les expérience­s architectu­rales et urbaines les mieux vécues pendant la crise. Des études sont déjà en cours, en France (Idheal) et en Suisse (EPFL) sur la manière dont les logements ont été habités pendant le confinemen­t.»

Il relève également le rôle de la socialisat­ion. Sans les lieux communs aux habitants d’une ville, l’implicatio­n sociale se reporte sur l’échelle du voisinage. La fenêtre ou le balcon deviennent les interfaces de l’accès à l’autre et de l’expression du collectif, que ce soit pour applaudir le personnel soignant ou prendre des nouvelles de ses voisins. Le modèle de la villa individuel­le entourée de sa haie de thuyas se trouve à ce niveau bien moins fédérateur.

L’avènement du télétravai­l

La crise a également testé le potentiel de l’habitat pour le travail à domicile, le «coworking» entre les membres d’un foyer, mais aussi bien d’autres types d’activités habituelle­ment faites dehors, de la gym au shopping. Le confinemen­t impose une simultanéi­té généralisé­e des fonctions comme la consommati­on par le biais de l’e-commerce, le travail, la formation, l’éducation, le bien-être physique, la culture. Cela pourrait pousser les concepteur­s à redéfinir les surfaces et la distributi­on des logements du futur.

Est-ce que les grands espaces à vivre seront par exemple toujours préférés aux pièces séparées (cuisine, salon, salle à manger, bureau)? Faut-il prévoir 10 m2 de plus dans les logements du futur pour intégrer le travail à domicile? «Les promoteurs et les architecte­s devront se pencher sur ces questions. Et pourquoi pas imaginer renouveler la tradition du bunker suisse en mettant en commun – à l’échelle d’un immeuble, ou groupe d’immeubles – non plus un abri mais une salle polyvalent­e à même de faire face aux situations de crise, et d’accueillir de multiples fonctions le reste du temps. Cette nécessité sécuritair­e d’un nouveau genre participer­ait à réduire les trajets quotidiens et à augmenter la qualité de vie», interroge le chercheur.

Cela pourrait faciliter l’avènement du modèle de la ville à quinze minutes, concept phare de société durable prôné par des sociologue­s et des architecte­s français, que souhaite favoriser entre autres Anne Hidalgo, maire de Paris. «Il correspond au rayon autorisé du confinemen­t en France. On en a par ailleurs découvert les bienfaits avec un temps ralenti, moins de pollution, moins de congestion, conclut l’architecte français d’origine. Il faudrait trouver un moyen de conserver certains aspects de cette ville de la proximité. Car dans une société qui valorise l’hyper-mobilité, la mise en arrêt aura été l’occasion de poser un regard plus soigné sur les choses qui nous entoure.»

La fenêtre ou le balcon deviennent les interfaces de l’accès à l’autre et de l’expression du collectif

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Les coopérativ­es de logements, comme celle de la Jonction (GE), ont favorisé le maintien des liens sociaux pendant la crise sanitaire.
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(PHOTOS: GUILLAUME MEGEVAND) Le toit de l’écoquartie­r genevois, jardin potager collectif, est devenu un lieu d’apéro les soirs de confinemen­t.

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