L’Orient et l’Occident face au masque et à la représentation de soi
Dans Mon nom est
rouge, Orhan Pamuk raconte l’histoire d’un sultan turc du XVIe siècle qui demande secrètement à des peintres du Grand Atelier d’Istanbul de lui faire son portrait à la manière vénitienne, c’est-à-dire reconnaissable par ses traits. Pour L’islam, c’est une infamie. Le visage peint grandeur nature avec tous ses détails est contraire à l’enseignement du Livre. Calife de l’islam, le sultan prend ses précautions. S’il ressent le désir irrésistible de se voir représenté comme unique, il sait ce désir criminel: se grandir face à Dieu, se croire important soi-même, se placer au centre de l’image, c’est-à-dire du monde, est une aspiration d’idolâtre. Dans la tradition ottomane, venue de Perse, des Mongols, de Chine et des Arabes, la peinture est l’illustration d’une histoire, son ornement, sa légende destinée à ne pas être crue. Aussi sublimes soient-elles, les miniatures n’ont d’autre but que divertir. Tandis que l’école italienne introduit la vérité des personnages. Les yeux sont ceux de quelqu’un qui existe réellement. La bouche, la couleur de la peau expriment des sentiments vrais, la joie, le chagrin. Les doges vénitiens se font un honneur d’exhiber leurs particularités d’êtres vivants sur des portraits qui entrent dans l’histoire de la Sérénissime.
Pamuk noue une intrigue fracassante autour du projet impie du sultan. Ses peintres se surveillent, rivalisent pour l’argent ou la gloire, s’entretuent autour d’un formidable enjeu de civilisation: représenter en peinture ce qui se voit avec les yeux, selon le style personnel du peintre, comme à Venise, ou ce qui se contemple avec l’esprit, selon les canons artistiques immuables de la tradition sacrée orientale. De son Bosphore où passe une frontière de feu entre l’Orient et l’Occident, le Prix Nobel de littérature commente la lutte et compte les morts.
J’ai pensé que cette lutte n’était pas terminée et que la liste des morts n’était pas complète quand j’ai entendu Xi Jinping s’offusquer de ce que les Européens ne portaient pas de masque. L’Orient et l’Occident continuent à s’affronter sur la représentation de soi. Le geste de se masquer le visage pour se protéger est apparemment plus simple à accomplir en Asie qu’ici. Une scène, dans un cabinet médical genevois, m’a alertée. Un homme se fâchait contre une infirmière qui lui enjoignait de mettre un masque: «Moi, un masque, mais vous me prenez pour qui?» L’individu était certes grossier, mais d’où lui venait sa postillonnante colère? De quel tréfonds de culture jaillissait son refus intempestif de se voir caché derrière un masque? De l’invention à la Renaissance du portrait personnalisé qui conforte chacun dans son droit d’être vu et reconnu, un droit que le port du masque sanitaire bafouerait allègrement?
Pamuk: «Dans toute l’Europe, tous les tailleurs, bouchers, soldats, prêtres ou épiciers se font faire leur portrait. Et tous ces portraits te donnent à ton tour l’envie de te voir toi-même différent de tous, sans personne semblable à toi, comme une création spéciale et toute particulière.» Le personnage qui raisonne ainsi dans le roman entrevoit le moment où tous les artistes ottomans peindront comme les Vénitiens: «Le pauvre tailleur stupide […] exigera d’être peint ainsi, afin de pouvoir croire, en reconnaissant son nez grotesque et biscornu sur la toile, qu’il n’est pas le dernier goujat, mais une personne originale, unique.»
Dans nos contrées, le masque sanitaire déjoue les stratégies d’affirmation personnelle. Il gêne le besoin profond de voir et d’être vu. Tandis qu’il est mieux toléré dans les régions où la religion, la tradition ou l’idéologie font barrage à l’individualité. J’ai sur mon mur une peinture représentant un mandarin chinois du temps de l’Empire. Toutes sortes de signes indiquent sa fonction et son rang. Son visage est anonyme. C’est un masque qui le désigne comme dignitaire et qui filtre les plus minuscules molécules de sa singularité individuelle.
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