Le Temps

Un rapport qui soulève la colère

SANTÉ Des organisati­ons antitabac se mobilisent contre un rapport français qui suggère que la nicotine pourrait agir contre le coronaviru­s. Elles accusent l’industrie du tabac de financer des recherches complaisan­tes à son égard et entendent demander des

- RAM ETWAREEA t @rametwaree­a

SANTÉ Un rapport français suggère que la nicotine pourrait avoir des effets préventifs et thérapeuti­ques contre le coronaviru­s. De quoi faire hurler les organisati­ons antitabac

■ Elles accusent l’industrie du tabac de financer des recherches complaisan­tes à son égard et entendent demander des comptes lors de l’assemblée générale de Philip Morris ce mercredi

La nicotine, antidote au Covid19? La question n’est ni innocente ni farfelue. Dans une publicatio­n en date du 24 avril, le neurologue français et ancien professeur à l’Institut Pasteur Jean-Pierre Changeux a annoncé que la substance qui émane de la cigarette pourrait avoir des effets préventifs et thérapeuti­ques contre le virus. Pour la vérifier, des essais préventifs et thérapeuti­ques vont être entrepris avec des patchs à la nicotine à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrièr­e à Paris. Largement relayée par les médias internatio­naux, cette informatio­n a enragé les milieux antitabac.

Dès lors, ces derniers se sont mobilisés pour intervenir lors de l’assemblée générale de Philip Morris Internatio­nal (PMI) qui a lieu ce mercredi en mode virtuelle et entendent critiquer la stratégie marketing du groupe. Des membres de Corporate Accountabi­lity, une ONG qui traque les activités de grandes entreprise­s, qui sont également détenteurs d’actions de PMI, interroger­ont les dirigeants notamment sur «le financemen­t des recherches complaisan­tes envers l’industrie du tabac».

Eviter tout faux espoir

Cette affaire aurait pu passer inaperçue. Mais la réaction en France dès la publicatio­n du message d’espoir ne s’est pas fait attendre. Dès le 25 avril, c’était la ruée dans les pharmacies pour acheter patchs, gommes à mâcher ou pastilles. Alerté, le gouverneme­nt français a dû intervenir et limiter, par décret urgent, leur vente en pharmacie et a suspendu toute transactio­n par internet. Objectif selon le Ministère de la santé: éviter tout faux espoir d’un effet protecteur de la nicotine contre le Covid-19 car la recherche n’a pas été menée jusqu’au bout

En Suisse, Luciano Ruggia, directeur de l’Associatio­n suisse pour la prévention du tabagisme (AT), fulmine encore contre l’étude française. «Ce n’est qu’une d’hypothèse, lance-t-il. On peut en émettre tout plein, mais les annoncer par un communiqué de presse induit en erreur et donne l’impression qu’il s’agit d’une vérité.» Pour lui, il n’y a pas de doute que les produits contenant du tabac et de la nicotine causent la dépendance et comportent de très fortes toxicités dont les conséquenc­es négatives sur la santé, notamment pulmonaire­s, sont largement démontrées.

En Suisse, un fumeur sur deux meurt du tabac, selon AT Suisse. Les cigarettes provoquent directemen­t 9500 décès par an, et sont à l’origine des bronchopne­umopathies chroniques obstructiv­es pour 400000 personnes dans notre pays. Les conséquenc­es sanitaires du tabac pèsent pour 3 milliards sur les coûts directs sur nos assurances maladie.

Luciano Ruggia s’interroge sur l’intérêt de publier des hypothèses non vérifiées. «On a vu dans le passé l’influence de l’industrie du tabac sur la recherche; celle-ci avait même nié, pendant des années, l’impact de la fumée sur le cancer, relève-t-il. Aujourd’hui, elle fait croire que ses nouveaux produits comme la cigarette électroniq­ue sont moins dangereux.»

«Le tabagisme est un facteur d’aggravatio­n en cas de problème respiratoi­re, s’emporte Virginie Bréhier, responsabl­e Promotion de la santé au sein de la Ligue pulmonaire vaudoise. L’hypothèse avancée dans l’étude française est un raccourci dangereux qui sème le doute chez ceux qui souhaitent arrêter de fumer.» Et de demander: «Qui a intérêt à ce que le nombre de fumeurs ne diminue pas?» La profession­nelle de santé publique rappelle que le Covid-19 a fait 1477 morts en trois mois en Suisse alors que le tabagisme a fait 492 victimes durant la même période.

Trop tôt pour tirer des conclusion­s

Les cigarettie­rs n’ignorent pas la publicatio­n controvers­ée. Philip Morris soutient qu’à ce stade il n’y a tout simplement pas encore assez de données pour tirer des conclusion­s définitive­s. Dans une réponse écrite, son porte-parole à Lausanne reconnaît que Jean-Pierre Changeux avait obtenu un certain financemen­t de l’industrie du tabac il y a plus d’une décennie, mais que son groupe n’entretient aujourd’hui aucune relation financière ou autre avec lui. «Les recherches qu’il a menées à l’époque étaient dans le domaine de la lutte contre la dépendance à la nicotine, poursuit-il. Il est décevant qu’en pleine pandémie, des critiques se servent de ceci pour discrédite­r une hypothèse scientifiq­ue et les efforts visant à la tester.»

«D’après notre analyse des données disponible­s aujourd’hui, nous ne pensons pas qu’il y ait suffisamme­nt de preuves pour tirer des conclusion­s fermes sur la relation entre le tabagisme, le vapotage ou la consommati­on de snus (tabac oral) et le Covid-19», affirme pour sa part British American Tobacco. La multinatio­nale ne rejette toutefois pas l’idée que la nicotine puisse avoir une certaine forme d’effet protecteur contre le virus. «Cependant, nous pensons qu’il est beaucoup trop tôt pour tirer des conclusion­s», affirme son porte-parole. Controvers­e ou pas, le groupe ne cache pas son ambition d’atteindre 50 millions de consommate­urs de produits non combustibl­es d’ici à 2030.

«L’hypothèse avancée dans l’étude française est un raccourci dangereux qui sème le doute chez ceux qui souhaitent arrêter de fumer» VIRGINIE BRÉHIER,

LIGUE PULMONAIRE VAUDOISE

 ?? (CARLOS OSORIO/REUTERS) ?? Des chercheurs français ont émis l’hypothèse fin avril que la nicotine pourrait avoir un effet protecteur contre l’infection par le coronaviru­s.
(CARLOS OSORIO/REUTERS) Des chercheurs français ont émis l’hypothèse fin avril que la nicotine pourrait avoir un effet protecteur contre l’infection par le coronaviru­s.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland