Hegel: les 250 ans du penseur de l’Etat moderne
En 1770 naissait en Souabe un philosophe qui allait marquer jusqu’à aujourd’hui l’idée d’Etat: Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Auteur d’une ample philosophie qui constitue l’un des piliers de ce que l’on appelle l’idéalisme allemand, Hegel déduit de sa compréhension de l’évolution historique une vision de l’Etat à même de répondre, selon lui, aux contradictions du temps où il vivait.
Hegel est étudiant lorsque éclate la Révolution française. Avec ses amis, le futur poète Hölderlin et le futur philosophe Schelling, il s’enthousiasme pour les événements parisiens et discerne en eux un immaculé lever de soleil. Mais l’effondrement du rêve révolutionnaire le plonge dans une grande amertume. Il voit alors s’affronter deux forces opposées qui, ni l’une ni l’autre, ne prennent acte de la rupture matricielle que constitue la Révolution: le progressisme rationaliste hérité des Lumières et la nostalgie pour les temps anciens, fantasmée par la Restauration, à laquelle s’accrochent des princes empressés de récupérer leurs prérogatives d’antan.
Pour Hegel, la solution à cet antagonisme fondamental réside dans un Etat capable d’absorber ce mouvement contradictoire de l’histoire et de le dépasser, en se nourrissant à la fois de la raison des Lumières et de la réaction romantique qu’on décèle dans la Restauration. Porteur d’une rationalité «authentique», l’Etat hégélien réinvente, à travers sa synthèse inédite, l’équilibre brisé par la Révolution mais que le Progrès et la Réaction, abandonnés à eux-mêmes, s’avèrent inaptes à reconstruire. Ses anciens condisciples Hölderlin et Schelling se rallieront clairement, eux, au romantisme chargé de réconcilier l’individu avec la Nature qui l’englobe, et contre une raison trop matérialiste.
Parce que Hegel a qualifié son Etat de «divin sur terre», on en a fait un chantre d’une sorte d’Etat «absolu», surtout après qu’il fut devenu le théoricien officiel de l’Etat prussien après sa nomination à l’Université de Berlin. Il sera aussi critiqué. Karl Marx dira même vouloir remettre le philosophe sur ses pieds: pour lui, le déroulement de l’histoire actionné par les contradictions du capitalisme devait déboucher sur l’abolition de l’Etat bourgeois… Il est vrai néanmoins que Hegel a influencé les principaux architectes de l’Etat prussien puis allemand, dans sa dimension non démocratique mais pas non libérale, garante de l’ordre mais pas fermée à des réformes sociales d’envergure.
Mais Hegel n’a pas essaimé qu’en Allemagne. Il comptait parmi ses auditeurs, à Berlin, un jeune Vaudois promis à un grand avenir: Henri Druey, chef de la révolution radicale vaudoise de 1845 et l’un des membres du premier Conseil fédéral élu après la création de notre Etat fédéral «moderne», en 1848. Engagé dans la vie politique de son canton, il calque très vite sa vision de l’Etat idéal sur celle de son maître, mais en parvenant à le «dépasser» à son tour. Hégélien, il plaide pour un Etat fort, clé de voûte de la société en quête de son principe organisationnel. Mais cet Etat, intangible dans sa majesté, irréductible à un simple acte contractuel comme le prônait Rousseau, lieu unique où s’accomplit réellement la liberté, ne peut échapper au contrôle du peuple.
Fidèle au principe «Vox populi, vox Dei», reflet de sa profonde religiosité, Druey s’appuie sur son hégélianisme intégrant le libéralisme et le socialisme pour aspirer à un Etat démocratique. Il élabore alors sa propre synthèse où se rencontrent le souvenir, idéalisé, de la démocratie directe de la Landsgemeinde et la démocratie référendaire que, en plein coeur de l’aventure révolutionnaire, Condorcet avait esquissée dans son projet constitutionnel de 1792. Naît ainsi la démocratie semi-directe à la mode helvétique qui, exposée dans sa forme moderne dans la Constitution vaudoise de 1845, se répandra dans les décennies qui suivront dans tout le pays.
C’est en réalité l’ensemble de la construction étatique de l’Etat fédéral qui obéit aux mécanismes dessinés par Hegel, avec cet étage démocratique auquel le maître n’aurait certes pas souscrit, mais dans une logique qui ne déroge pas à cette volonté synthétique capable d’absorber les contraires pour en extraire des solutions originales, adaptées à la réalité des temps. Dans une juste compréhension du mouvement historique qui, comme l’avait saisi Marx à sa manière, ne peut «hégéliennement» pas s’arrêter à l’Etat hégélien…
A un moment où on s’apprête à étudier la manière de solder la tempête sociale et économique déclenchée par le coronavirus, un événement qui va marquer peut-être l’histoire un peu comme le fit la Révolution en 1789, il n’est pas inutile de se rappeler la logique interne de l’Etat telle qu’elle ressort de la pensée hégélienne. La Suisse s’y adosse depuis longtemps et elle a déjà largement inspiré, à mon sens, en tout cas pour l’instant, l’action menée par le Conseil fédéral dans la gestion de cette redoutable crise.
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Naît ainsi la démocratie semi-directe à la mode helvétique qui se répandra dans les décennies qui suivront dans tout le pays