Servette freiné dans ses élans
L’arrêt subit des compétitions a empêché de prendre conscience de la performance globale des diverses entités réunies sous l’appellation Servette. Hockey, rugby, footballs féminin et masculin: les équipes en grenat gagnaient sur tous les terrains
«Der grosse Profiteur.» Ce n'est pas du Louis de Funès dans une énième rediffusion de La Folie des grandeurs mais un titre du Blick, à propos du stade de la Praille, dont la pelouse reverdit depuis deux mois que personne ne la foule. Servette, grand bénéficiaire de l'arrêt des compétitions? A Genève, on s'insurge car ça serait plutôt le contraire, tant le club grenat a été coupé dans son élan. Et même ses élans.
L'équipe professionnelle de football, qui n'a plus rejoué depuis un enthousiasmant match nul (2-2) à Bâle le 23 février, occupe la quatrième place du classement pour sa première saison depuis huit ans en Super League. Au moins les joueurs d'Alain Geiger, qui reprendront l'entraînement collectif lundi, conservent-ils un mince espoir de rejouer. C'est définitivement terminé pour l'équipe réserve M21, privée d'une promotion annoncée en première ligue (13 matchs, 13 victoires), ainsi que pour la section féminine, empêchée de lutter jusqu'au bout pour un premier titre de championne de Suisse. Leaders de LNA, les joueuses d'Eric Sévérac pourraient néanmoins être qualifiées pour la Ligue des championnes.
Partout, un potentiel inexploité
Mais Servette, c'est aussi le hockey sur glace et le rugby. Eux aussi jouaient bien, eux aussi n'ont pas pu aller au bout. Quatrièmes de la saison régulière avec l'équipe la plus jeune de la National League (26 ans de moyenne d'âge), les hockeyeurs ont été frustrés des playoff, annulés. «Cela aurait été pour eux une bonne expérience», a regretté le coach Pat Emond, dans un chat organisé par le club avec des fans. En France, où le Servette Rugby enchaîne les promotions depuis son inscription à la FFR en 2014, la saison a été abandonnée avant le début des phases finales nationales, mais les résultats ont été pris en compte et les «p'tits Suisses», classés parmi les 12 meilleures équipes des 168 de la division, hissés en Fédérale 2 (le quatrième niveau français). Les jeunes qui doivent monter de l'académie, la première volée formée à 100% au club, seront-ils prêts, avec une saison tronquée et une préparation sans contact?
La pandémie qui paralyse (notamment) le sport depuis deux mois a sans doute empêché de prendre conscience de la performance globale des diverses entités réunies sous l'appellation Servette. Comment expliquer un tel tir groupé? «Le projet rugby est né du constat d'Alain Studer [ancien joueur professionnel et responsable coordination des différentes sections] qu'il y avait ici un potentiel inexploité, se souvient Marc Bouchet, président du Servette Rugby. Genève possède un tissu économique fort, des compétences et un réservoir de joueurs importants.» Les autres sports ont eu la même envie de proposer une offre à la hauteur de la demande. Partout, Genève avait beaucoup de talents et peu de débouchés.
Stabilité et confiance
Le football féminin a ramené les internationales expatriées et le masculin a rappelé les anciens (Varela, Müller, Pizzinat, Lombardo, Besnard) pour faire éclore les talents locaux. C'était le souhait de la Fondation 1890, qui a racheté le football au printemps 2015 puis le hockey en janvier 2018 (effaçant une dette estimée à chaque fois à 8 millions de francs) dans le projet d'en faire des modèles sains, structurés et accessibles pour la jeunesse. «Nous avons un luxe énorme: nous ne nous battons pas pour notre survie, ce qui permet de mettre notre énergie à construire», nous expliquait en mars le directeur administratif du Servette FC Constantin Georges, parti depuis.
Son bureau n'était qu'à quelques portes de celui, en open space, de Philippe Rigamonti, son homologue du hockey sur glace. «La philosophie de la Fondation 1890 a abouti à lancer des jeunes et un coach de juniors Elite. Ce virage nous a fait beaucoup de bien», reconnaissait-il à la veille de playoff qui n'ont jamais eu lieu. Durant la saison régulière, les Vernets ont tourné à 6200 spectateurs. «C'est 300 de plus que la saison passée, mais surtout ils sont plus indulgents. Des jeunes du club mouillent le maillot et ça leur plaît.»
«Je ne sais que vous dire, hésite Didier Fischer, le président de la Fondation 1890, après avoir été celui du football, qu'il a cédé à Pascal Besnard. Il serait trop simple de répondre que nous sommes bien structurés et que le travail paie. C'est vrai, c'est indispensable, mais ce n'est pas suffisant. Ce que j'observe, c'est une forme d'équilibre qui se crée parce qu'il y a de la confiance. Et la confiance permet la performance, comme dans tous les métiers créatifs.»
Le grand rêve de Quennec
«Il y a un échange de bonnes pratiques et une synergie pour le back-office, observe Sami Kanaan, le conseiller administratif de la ville de Genève chargé de la Culture et du Sport. L'élu socialiste rappelle que le premier à rêver d'un grand Servette fut Hugh Quennec, «qui a certainement vu trop grand mais qui avait la vision globale d'une chaîne cohérente et d'une structure professionnelle. Genève, qui n'a longtemps vu le sport qu'amateur et bénévole, assume désormais de dire qu'un stade est autant d'intérêt public qu'un théâtre.»
Un an après son rachat par la fondation, le hockey sur glace a rejoint les sections rugby et football dans des bureaux communs à la Praille. Une société, Genève Sport SA, a été créée pour mutualiser la gestion administrative, financière et humaine. «Nous partageons la manutention, la sécurité, la gestion des appartements, des voitures. Autant de choses qui déchargent les présidents et nous permettent de fonctionner avec une équipe réduite», détaille Philippe Rigamonti. Il y a aussi ce que les Servettiens appellent la «manufacture Grenat», où les blessés des différents sports se «ré-athlétisent». «Il y a le formel et puis il y a l'informel, observe Didier Fischer: les hockeyeurs qui encouragent les rugbymen, les garçons du foot qui vont voir les filles, l'émulation, le «chambrage» le lundi dans les bureaux. Ce qui est merveilleux, c'est que l'informel est plus fort que le formel, plus efficace pour créer des liens et un même sentiment d'appartenance.»
Que restera-t-il de cette alchimie lorsque la vie adaptée aura débuté? La Fondation 1890, elle, n'a pas l'intention de réduire son implication, qui représente 35 à 40% des budgets. Seul le projet d'équiper le Stade de Genève d'un terrain synthétique a été reporté d'un an. Sur ce point, la pelouse s'en tire bien et le Blick finit par avoir raison.
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«Il y a un échange de bonnes pratiques et une synergie pour le back-office»
SAMI KANAAN, CONSEILLER ADMINISTRATIF DE LA VILLE DE GENÈVE