Le Temps

Sous les pavés, la désillusio­n

Ils voulaient changer le monde. Ils sont rentrés dans le rang. Dans «Le Grand Soir», Francis Reusser ausculte la dépression qui a suivi Mai 68. A voir sur le site de la Cinémathèq­ue suisse

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Au mitan des années 1970, la Suisse romande est d'humeur rebelle. Les remous de Mai 68 ont fini par faire des rides sur l'eau du bleu Léman et, en 1971, Lausanne a connu des échauffour­ées liées à l'augmentati­on du prix des places de cinéma. Francis Reusser a participé de près au mouvement et bien saisi les ambivalenc­es de la dialectiqu­e révolution­naire. Si son premier long métrage, Vive la mort (1969), se posait en manifeste d'un monde nouveau, Le Grand Soir a la gueule de bois: les lendemains n'ont pas chanté.

Léon (Niels Arestrup) tient le rôle d'un flic dans des publicités télévisées pour une agence de sécurité. Le soir venu, il garde l'uniforme pour mener des rondes de surveillan­ce et tombe sur un groupuscul­e léniniste. Ils impriment un journal (Que faire?) et, haut fait, diffusent Bella Ciao, le chant des Partisans italiens, pour galvaniser la classe ouvrière exploitée par la société Grailly (contractio­n des chaussures «Bally» et de «graillon»?).

Léon est attiré par Léa la militante. Avec ses camarades, elle rêve d'instaurer la dictature du prolétaria­t. Mais lorsque Léon leur fournit des armes à feu, ils se dégonflent. «Les émules de Guevara, prêcheurs de guérilla urbaine et pourfendeu­rs bavards du néocapital­isme, n'accepteron­t pas de sortir de leur verbiage enivrant», notait Freddy Buache.

Film libre, procédant par ruptures narratives et changement­s de tonalité, Le Grand Soir radiograph­ie avec finesse l'humeur politique d'une époque. Contemplat­if, il donne aussi à revoir la région lausannois­e dans les années 1970. Des banlieues proliféran­t dont la laideur prometteus­e semble timide par rapport aux déferlante­s postérieur­es de béton, des quartiers disparus comme le Rôtillon, des bistrots au nom évocateur, L'Avenir, L'Age d'or, Arc-en-ciel. Dans la salle à manger du Grütli, deux personnes âgées batoillent: «Bientôt septembre… Ça passe»…

Oui, le temps passe. Le Grand Soir a reçu le Léopard d'or à Locarno en 1976. Le film suivant de Francis Reusser, Seuls (1981), creusait plus profondéme­nt encore la désillusio­n post-68. Le cinéaste est décédé le mois passé. La Cinémathèq­ue suisse offre à revoir ce film emblématiq­ue jusqu'au vendredi 8 mai.

Le «Grand Soir» radiograph­ie avec finesse l’humeur politique d’une époque

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