«Les Quinze Joies de mariage», une satire qui sent le soufre
Les Editions Droz proposent une nouvelle édition (et traduction) des «Quinze Joies de mariage», un des plus fameux exemples littéraires de la satire misogyne. Rédigé aux alentours de 1400, c’est un texte qui pique, mais qui gagne à pouvoir être relu d’un oeil frais
Evidemment, c’est un texte qui pique un peu les yeux et brûle un tantinet les doigts. Les Quinze Joies
de mariage sont l’une des oeuvres les plus célèbres du vaste champ de la satire misogyne. Vraisemblablement rédigées, dans une langue dont les particularismes pointent vers l’ouest de la France, entre l’extrême fin du XIVe et le tout début du XVe siècle, encore anonymes pour l’heure (même si on a tenté de les attribuer à tout un aréopage de plumes), ces Quinze Joies se présentent comme la parodie d’un autre texte célèbre de l’époque: Les Quinze
joies de Notre Dame. Mais là où celles-ci louent la Vierge, celles-là «dressent, nouvelle après nouvelle, un portrait à charge de l’épouse et, par ricochet, de la femme en général», écrit Jean-Claude Mühlethaler, professeur honoraire de littérature médiévale à l’Université de Lausanne, et auteur d’une (très belle) nouvelle traduction du texte pour les éditions genevoises Droz.
ELLE A TOUS LES VICES
Quel est le point de vue de l’auteur des Quinze Joies de mariage? On le résumera de la sorte: c’est une folie, pour un homme, d’entrer dans la nasse de l’union conjugale (l’image est récurrente, elle termine chaque nouvelle), car il va se faire dévorer. Ou, avec ses mots (ici traduits) et une ironie qui coupe: «Je ne […] blâme pas [les hommes] de se marier: j’y applaudis même. Je n’hésite pas à affirmer qu’ils font bien, car nous sommes sur terre pour faire pénitence, nous mortifier et dompter la chair en espérant gagner le paradis.»
L’épouse des Quinze Joies cumule les vices que la littérature misogyne lui a collés de tout temps: elle est volage, menteuse, colérique, dépensière – c’est forcément une fashion
victim: «[a] prés ycelle robe en fault une aultre et deux ou trois saintures et aultres chouses». Quand elle cancane avec ses amies, c’est pour casser du sucre sur le dos de son mari: «il n’est pas vostre paroil» («il n’est pas digne de vous»), lui dit une de ses «commères».
Les Quinze Joies actionnent des registres connus de la satire des femmes: le Roman de la Rose jouait déjà cet air; Boccace, quand il écrit son Trattatello in laude di Dante, fait de Gemma Donati, l’épouse du poète, une mégère au pouvoir de nuisance tel qu’il aurait presque pu empêcher la naissance de La
Divine Comédie. Mais Les Quinze Joies, elles, haussent ce discours à un niveau de systématisation – pour ne pas dire de maniaquerie – rarement atteint.
TÉMOIN PRÉCIEUX
Dès lors, pourquoi lire ce texte? Pour la monomanie de son indéfendable ironie? Oui. Parce qu’on peut y voir, comme le souligne Jean-Claude Mühlethaler, un manifeste de manipulation? Aussi. Parce que Les Quinze Joies ne professeraient qu’un antiféminisme de façade, l’épouse calculatrice parvenant systématiquement à berner son niais de mari? On peut, mais ce serait tout de même faire fi de l’intention de l’auteur.
Il y a peut-être une autre piste. Les
Quinze Joies de mariage sont un texte à succès: on le trouve dans de nombreux manuscrits de la fin du Moyen Age, et il a été très régulièrement édité au fil des siècles. Davantage que d’autres, il a retenu l’attention – on l’a lu, on s’est renseigné sur le contexte historique qu’il décrit: et c’est bien en tant que document historique, ou plus précisément comme témoin de la perception des faits et des conditions historiques – ici dans le domaine des relations hommes-femmes –, qu’il doit être lu encore aujourd’hui. Alors, quelle est la perception qu’en a l’auteur de ces lignes? On a fait du chemin, mais il reste du boulot.