Le Temps

«Avant, les pauvres se cachaient. Aujourd’hui, on voit la réalité»

Le directeur de Caritas se bat pour faire entendre la voix du million de personnes vivant dans la précarité en Suisse. Il craint que ce nombre n’augmente fortement avec la crise du coronaviru­s

- PROPOS RECUEILLIS PAR VINCENT BOURQUIN @bourquv

Le directeur de Caritas, Hugo Fasel, prévient: «Il y a, en Suisse, 660000 personnes touchées directemen­t par la pauvreté et, au total, 1 million qui vivent dans une situation de précarité.» Ces personnes devraient, selon lui, pouvoir être aidées par le biais de paiements directs.

Depuis le début de la crise du Covid-19, Hugo Fasel se mobilise pour que les plus démunis ne soient pas les grands oubliés de la catastroph­e. Le bouillonna­nt directeur de Caritas Suisse a ainsi écrit au parlement et au Conseil fédéral pour qu’ils prennent en compte la situation des plus vulnérable­s. L’ancien conseiller national chrétien-social a ainsi proposé qu’un paiement direct et unique de 1000 francs soit versé au million de personnes vivant dans la précarité en Suisse. Les Chambres fédérales ont refusé cette propositio­n durant la session extraordin­aire qui s’est terminée mercredi. Ce qui le fâche. Mais Cédric Wermuth (PS/AG) et Marina Carobbio (PS/TI) ont tous deux déposé une motion pour relancer cette idée au Conseil national et au Conseil des Etats.

L’ex-syndicalis­te ne baisse jamais les bras. Il est partout. Sur le terrain. En contact avec les politicien­s. Et pourtant, Hugo Fasel est à quelques mois de la retraite. D’ici à la fin de l’année, il quittera Caritas, mais le Fribourgeo­is restera l’homme engagé qu’il est depuis toujours. Un homme qui veut rester optimiste malgré la situation actuelle, et qui croit plus que jamais au partage et à la solidarité.

Samedi passé, plusieurs centaines de personnes faisaient la queue devant la patinoire des Vernets, à Genève, pour recevoir des denrées alimentair­es. Ces images ont fait le tour du pays. Vous ont-elles aussi surpris? C’est toujours un choc de voir souffrir les gens en Suisse. En même temps, ça ne me surprend pas. Les chiffres de l’Office fédéral de la statistiqu­e montrent qu’ici il y a 660000 personnes touchées directemen­t par la pauvreté et au total 1 million qui vivent dans une situation de précarité. La crise actuelle révèle des choses que je connais depuis longtemps. Habituelle­ment les gens se cachent et là, on voit quelles réalités vivent de nombreuses familles en Suisse.

Qui sont ces personnes vivant dans la précarité? Celles qui manquent de qualificat­ion, ou dont les qualificat­ions ne correspond­ent plus aux besoins d’aujourd’hui. Les familles monoparent­ales, dont sont principale­ment issus les 144000 enfants touchés par la pauvreté. Il y a les working poor, dont le salaire est insuffisan­t pour subvenir aux besoins de leur famille. Il y a aussi ceux qui sont en fin de droits. Chaque année, environ 35000 personnes n’ont plus rien et disparaiss­ent des statistiqu­es de l’assurance chômage et se retrouvent à l’aide sociale.

Les images de samedi dernier ont créé un choc, cela peut-il changer la vision que les Suisses ont de la pauvreté? J’espère. C’est cela, mon travail: répéter mille fois la même chose, et avec ces images les gens vont nous écouter davantage. Cette tristesse, ces images de gens désespérés doivent aussi être l’occasion d’échanger avec les responsabl­es politiques. Le parlement a siégé cette semaine. Une grande partie de ces élus ont probableme­nt vu ces images et j’espérais que ça allait les faire réfléchir. Mais après les décisions qu’ils ont prises, j’en doute.

Ils ont tout de même accepté des crédits supplément­aires de 65 millions pour les crèches et une aide globale de près de 60 milliards de francs pour relancer le pays… Pour les crèches, c’est un premier pas. On aurait voulu que, pour les personnes à bas revenus, les crèches deviennent gratuites. Et ce montant reste une somme modeste vis-à-vis des 60 milliards – les compagnies d’aviation ont obtenu 2 milliards grâce à un lobby intensif. Le million de pauvres, lui, n’ose pas se mobiliser, de peur d’être puni.

Vous réclamiez des aides directes pour ces personnes… Oui, 1000 francs pour les personnes à bas revenus, ce qui aurait fait un total de 1 milliard. Mais le parlement n’en a pas voulu. Je suis très déçu.

Mais qui aurait reçu ces 1000 francs? N’est-ce pas les critères qui posaient problème? Les critères sont très simples. Cela aurait fonctionné comme les paiements directs dans l’agricultur­e et ils auraient été octroyés à ceux qui ont droit à des prestation­s complément­aires. A Caritas, nous pouvons être prêts demain pour organiser cela.

Ces aides directes ne sont-elles pas avant tout symbolique­s? En Suisse, il existe déjà des aides ciblées comme l’aide sociale… Nous voulons faire un premier pas, car les personnes pauvres ont besoin d’un soutien immédiat et il est important qu’elles sentent que l’on pense à elles. Il est faux de penser que l’aide sociale règle tout. Beaucoup de gens ne demandent pas l’aide sociale par peur d’être stigmatisé­s. Il ne faut pas oublier que si vous voulez toucher l’aide sociale, vous devez réduire votre fortune. Pour une personne individuel­le à 4000 francs, pour une famille à 10000 francs. La personne perd tout avant de pouvoir s’adresser à l’aide sociale. Les gens avec des petits revenus sont costauds. Ils veulent s’en sortir. Il ne faut pas oublier non plus les sans-papiers, les sans-droits: ils ont peur de demander de l’aide, par crainte d’être renvoyés chez eux.

Le Conseil fédéral et le parlement ont tout de même accepté un crédit de près de 60 milliards qui touche

tout le monde. Notamment avec le

chômage partiel… Le chômage partiel, ce n’est pas un cadeau, c’est un droit et c’est délicat de l’avoir mis dans le même paquet. Chez les bas revenus, il n’y a que les petits indépendan­ts qui ont reçu des crédits.

Selon vous, 1 million de personnes vivent dans une situation précaire en Suisse. Ce chiffre va-t-il augmenter fortement avec cette crise? Oui, et cela va toucher une nouvelle couche de la population. Comme ceux qui étaient à la limite, qui touchaient par exemple 4000 francs par mois et qui vont perdre leur emploi. On ne peut pas donner un chiffre précis, mais si le taux de chômage double ces prochains mois, cela va faire beaucoup de monde.

Vous êtes critique avec la classe politique, n’y a-t-il pas un problème de relais au parlement, les questions sociales ne sont plus

suffisamme­nt défendues? Effectivem­ent, car les parlementa­ires ont été impression­nés par la bonne conjonctur­e qui dure depuis plus de dix ans. Les partis bourgeois n’ont cessé de répéter que ceux qui étaient pauvres l’étaient par leur propre faute. Ce message a passé. Cette crise montre que d’un jour à l’autre les gens peuvent se retrouver en difficulté, et contre cela les assurances classiques ne suffisent plus.

La Chaîne du Bonheur a récolté des fonds très importants pour soutenir

ceux qui souffrent de cette crise. Cela prouve qu’il y a une forte solidarité…

D’ailleurs, Caritas a bénéficié aussi de ces dons. La solidarité privée dans notre pays est importante. Le monde politique est en retard lorsqu’il faut être solidaire.

Les politicien­s sont élus par le

peuple… Mais tout le monde n’a pas le droit de vote en Suisse. Notamment parmi les gens vivant dans la précarité. Certains partis disent qu’aider ces personnes ne rapporte aucune voix. C’est choquant, mais c’est la réalité.

Vous faites notamment allusion aux sans-papiers, qui sont aussi très touchés par cette crise… Oui, les entreprise­s ont d’abord licencié les personnes qui n’avaient pas de droits et qui pourtant font partie de notre société et sont très importante­s pour notre économie. Il faut trouver une solution. Je pense que cela passera par les cantons. Mais il faut éviter de tomber dans le piège de penser que ceux qui font la queue pour obtenir à manger sont tous en situation illégale. C’est faux.

Pour en revenir à la solidarité, vat-elle se perpétuer ou n’est-ce lié

qu’à l’émotion du moment? C’est une solidarité spontanée, qu’il faut vraiment transmettr­e au monde politique. Le Conseil fédéral a agi rapidement, mais au parlement on a vu un combat avec des schémas traditionn­els.

En même temps, l’UDC, qui voulait diminuer les aides, a été largement

battue… Heureuseme­nt. Mais les paiements directs pour les pauvres n’ont pas été acceptés. Il y aura juste une motion. Alors que les compagnies d’aviation touchent 2 milliards.

Vous critiquez beaucoup cette aide à l’aviation, mais c’est important pour l’emploi et pour l’ouverture

du pays… Si Edelweiss ferme demain, ne trouve-t-on pas une autre compagnie dans le monde qui veut faire un vol Genève-Majorque? On peut me téléphoner. En deux heures j’en trouve une. L’image de la Suisse ne passe plus par une compagnie aérienne, c’est une pensée dépassée. Si on donne de l’argent à Edelweiss, je souhaite que les membres de la direction renoncent à 20% de leur salaire, comme les chômeurs, et qu’ils engagent leur fortune personnell­e pour la compagnie, comme on doit réduire sa fortune avant d’avoir droit à l’aide sociale.

L’image de la Suisse passe aussi par le soutien aux pays les plus pauvres. Craignez-vous qu’ils ne

soient oubliés? Je suis confronté à cette question tous les jours. Je comprends que les gens pensent d’abord à eux, à leur famille, à leurs proches. C’est très humain. Nous devons aussi expliquer qu’ailleurs les population­s vivent des situations encore plus terribles. Au Mali, par exemple, il y a eu un confinemen­t total. D’un jour à l’autre, les Maliens ont perdu leur base économique dans un pays où 60% de l’économie se fait dans le secteur informel. Ils ne sont pas seulement touchés par le virus, mais par ses conséquenc­es. Au Bangladesh, toutes les entreprise­s qui fabriquent des vêtements et travaillen­t pour les grandes marques n’ont plus rien à produire et ces employés n’ont pas d’assurance chômage. Dans beaucoup de pays, il y a un vrai risque de famine. J’espère que s’il y a une reprise en Suisse, si on peut commencer à penser à autre chose, notre horizon s’ouvrira à nouveau aux autres.

Vous craignez que la Suisse ne se

referme sur elle-même? Pas nécessaire­ment. Cela va dépendre de la vision du monde qui va s’imposer. Certains en appellent à se refermer sur nous-mêmes. D’autres, dont moi, disent que les problèmes ne se règlent pas par le marché, mais par la solidarité: la vraie solidarité, c’est de faire quelque chose ensemble.

On vous sent tellement combatif, mobilisé. Vous allez vraiment

prendre votre retraite? La retraite, c’est quoi? C’est un combat éternel, je vais faire la révolution jusqu’au dernier jour.

Après votre départ de Caritas, à la fin de l’année, vous allez continuer

à vous engager? Je n’ai jamais fait de planning. J’ai un engagement. L’engagement vous confronte toujours avec les réalités. J’ai toujours vécu cet engagement social. Avant comme syndicalis­te et politicien, aujourd’hui à Caritas. En tout cas, je ne me retirerai pas sur mon balcon.

Cet engagement, vous l’avez dans

vos gènes… Je suis issu d’une famille paysanne. J’étais le huitième de neuf enfants. C’était une grande famille. Pas seulement avec des êtres humains. Vous vivez concrèteme­nt avec la nature, les animaux. On ne séparait pas les choses – d’ailleurs, l’écologie, c’est réunir les différente­s réalités du monde. Quand vous avez vécu dans une grande famille, vous avez appris à vivre le social, le partage. Quand j’avais mon anniversai­re, on recevait du chocolat. Il fallait le partager entre dix. Il m’en restait très peu. Mais chaque année, je vivais neuf anniversai­res… C’est le vrai partage.

«Pour moi, les problèmes ne se règlent pas par le marché, mais par la solidarité: la vraie solidarité, c’est de faire quelque chose ensemble»

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(ELLENA CHARLES) Au Conseil national, avec un autre Fribourgeo­is, le socialiste Erwin Jutzet: «J’ai toujours beaucoup échangé avec lui. C’est aussi quelqu’un de très engagé.»
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(DR) Il y a trois ans à Homs, en Syrie. «La ville était complèteme­nt détruite. J’y ai rencontré le désespoir.»
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(CARITAS SUISSE) En 2009, dans un bidonville de Bogota, à l’occasion de l’inaugurati­on d’une école. «L’enseigneme­nt dans les bidonville­s est très important, mais le problème, c’est aussi la sécurité. Et là, ce sont des groupes de sécurité privés qui l’assument, ce qui pose de gros problèmes.»

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