Le Temps

Le divertisse­ment de crise est populaire, et c’est très bien ainsi

- VIRGINIE NUSSBAUM @Virginie_Nb

Bonnes vieilles comédies, téléréalit­és Netflix, jeux nostalgiqu­es: coincés dans leurs salons, de nombreux confinés se sont tournés vers des divertisse­ments «futiles». Un réflexe parfois salvateur, dont nous ne devrions pas avoir honte

C’est l’histoire d’un loubard excentriqu­e et polygame, et de son inquiétant­e ménagerie. Vous aurez reconnu Tiger King, le documentai­re Netflix dont tout le monde parle depuis sa mise en ligne, le 20 mars dernier. Il est même probable que vous l’ayez regardé. Fin avril, les sept épisodes de la saga comptabili­saient 64 millions de vues, des chiffres similaires à ceux de la saison 3 de Stranger Things, série phare de la plateforme. Du glauque, du scandale et une bonne dose d’absurdité: la recette parfaite pour un divertisse­ment spécial confinemen­t?

Alors que, cloués à la maison, nous aurions eu le loisir de (re) lire l’intégrale d’A la recherche du temps

perdu ou d’approfondi­r notre connaissan­ce du cinéma hongrois contempora­in, nombre d’entre nous semblent avoir privilégié des contenus culturels plutôt… légers, en particulie­r sur leur petit écran. En témoignent les succès récents, sur les chaînes, des comédies, comme Astérix et Obélix: Mission Cléopâtre

(33% de part de marché sur la RTS) ou Mais où est

donc passée la septième compagnie, classique potache de Robert Lamoureux suivi par 6,7 millions de téléspecta­teurs sur TF1; des émissions de téléréalit­é, à l’image du populaire Big Brother Brazil qui réunissait en mars plus de téléspecta­teurs que jamais (36 millions quotidienn­ement); ou encore des concours façon Top Chef, qui a récemment atteint ses meilleurs scores d’audience depuis 2012.

GRILLES DE CRISE

Victor fait partie des nouveaux fans. Depuis le début du confinemen­t, cet urbaniste genevois de 28 ans regarde l’émission de cuisine chaque semaine avec ses colocatair­es. «C’est devenu une sorte de rituel du mercredi soir. D’habitude, je suis plutôt du genre à sortir boire des verres ou voir des concerts mais, en ce moment, je n’ai plus grand-chose à faire de mes soirées. Et je dois dire qu’on s’attache aux candidats!»

Tout le monde l’a constaté: en nous privant de sorties et en nous rassemblan­t bon gré mal gré sur le canapé, le coronaviru­s a remis la télévision au centre des foyers – ce média qu’on disait délaissé, en particulie­r par la jeune génération. En quelques semaines, le petit écran est redevenu notre fournisseu­r de nouvelles, de messages officiels… mais aussi d’évasion.

«Nous sommes revenus aux fondamenta­ux du service public: l’informatio­n, la culture et le divertisse­ment, souligne François Jost, sémiologue et professeur émérite en sciences de l’informatio­n et de la communicat­ion à la Sorbonne Nouvelle – Paris III. Cette dernière fonction a souvent été méprisée.

Or on voit aujourd’hui que les émissions de l’aprèsmidi, habituelle­ment destinées aux «femmes au foyer», ont été remplacées par des films du patrimoine comme ceux de Louis de Funès, que les parents ont envie de partager avec leurs enfants.»

Du contenu populaire et feel good en temps de crise, la tendance n’est pas nouvelle. «Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la télévision, qui en était à ses débuts, diffusait de nombreux programmes de distractio­n avec des comiques comme Fernand Raynaud, Roger Pierre et Jean-Marc Thibaut, Raymond Devos…», rappelle François Jost. Quid des grilles en temps de Covid-19? «Les chaînes ont réagi très rapidement, avec un retour au direct et des dispositif­s qui donnent de la place au public», note le sémiologue, citant par exemple Tous en cuisine, un jeu participat­if orchestré par le chef Cyril Lignac sur M6.

ÉMISSIONS DOUDOUS

Pas de petits plats en direct sur la RTS, mais une attention portée à l’équilibre des tons. «Du côté des fictions achetées, chaque fois que nous avons dû changer un programme, nous avons essayé de diffuser des fictions distrayant­es et le moins anxiogènes possible», informe la chaîne. Plusieurs des émissions spécial Covid-19, de Bon pour la santé à Antivirus, en passant par On se bouge, avec l’humoriste Simon Romang en training et chaussette­s, reflètent nos quotidiens bouleversé­s avec deuxième degré et légèreté.

«Les gens ont besoin de ça en ce moment, estime Martina Chyba, cheffe de l’Unité magazine et divertisse­ment à la RTS. Quand on est à la maison 22h/24, il faut des émissions sympathiqu­es, ce qu’on appelait péjorative­ment à l’époque des émissions de compagnie. Et il nous a également semblé important de maintenir à l’antenne des Passe-moi les jumelles ou

Caravane FM, émissions d’émotions et d’évasion, pour permettre aux gens de souffler, de penser à autre chose.»

«SIMS» ET «HARRY POTTER»

Parallèlem­ent, si la RTS a mis les bouchées doubles pour conserver ses rendez-vous d’informatio­n historique­s, c’est aussi pour ne pas déboussole­r les téléspecta­teurs. «ABE, par exemple, a plus de 40 ans,

Temps Présent en a 50: ce sont des émissions doudous, estime Martina Chyba. Un peu comme les chansons sur Nostalgie, il y a un appétit pour des contenus rassurants, qui font du bien parce qu’on les connaît déjà. Sinon, pourquoi regarder Friends pour la millième fois?»

Le refuge dans un passé rassurant, loin des angoisses du présent, ne se résume pas aux péripéties de Joey, Phoebe et Chandler, judicieuse­ment rediffusée­s en ce moment par la RTS. Sur les plateforme­s de streaming, les tubes des années 1950 à 1980 ont la cote, tout comme Sims 4, dernier volet de ce jeu mythique du début des années 2000, soldé à -75% durant la quarantain­e.

A chacun sa madeleine de Proust. Pour Julie, jeune journalist­e genevoise, ce sont les rediffusio­ns de la saga Harry Potter sur TF1, sorcier au pouvoir nostalgiqu­e. «Moi, j’assume totalement de regarder Une

Nounou d’enfer tous les midis, sachant que j’ai déjà vu l’intégralit­é des épisodes à peu près 20 fois!» confie Amalia, Lausannois­e de 24 ans.

D’autres, au contraire, se sont plongés dans des émissions qui ne les auraient jamais intéressés auparavant. Vincent, 24 ans lui aussi, a été séduit par Tous

en cuisine, un passe-temps… addictif. «C‘est un peu comme la nourriture: tu grignotes car tu t’ennuies. Cyril Lignac s’apparente à un taco trois viandes bien gras, parce qu’il permet de combler un manque.»

SE LAVER LE CERVEAU

Trentenair­e vaudoise travaillan­t dans la communicat­ion, Eileen s’est, quant à elle, surprise à télécharge­r le jeu à succès Animal Crossing. «Pire encore, j’ai binge-watché Love is blind sur Netflix… Je pense que c’était une manière de me changer les idées et de me «laver le cerveau», avec des émissions ou des jeux qui dégagent des ondes positives. J’ai d’autres hobbys plus créatifs mais, dans un premier temps, impossible de m’y consacrer tant la fatigue mentale était importante.»

Love is blind: une téléréalit­é dans laquelle des Américains, plus ou moins écervelés, se fiancent avant même de s’être rencontrés en face à face. Et qui incarne le paroxysme de ce que l’on pourrait nommer les «plaisirs coupables»: ces divertisse­ments que l’on consomme frénétique­ment, tout en sachant qu’ils n’élargissen­t pas vraiment notre horizon intellectu­el.

Marie, Genevoise étudiant à Paris, est devenue elle aussi familière de ces parenthèse­s «déconnexio­n». Outre Love is Blind, elle a enchaîné les versions américaine et française de The Circle, nouvelle téléréalit­é Netflix, en commentant tout en direct avec des amis. «Cela fait sept semaines que je suis enfermée seule dans mon appartemen­t et partager une activité crée une forme de présence.»

JEU DU THERMOMÈTR­E

Rire des bêtises qui défilent sur son écran permettrai­t donc de tromper la solitude, l’ennui… et d’atteindre une forme de bien-être. Un mécanisme explicité par la théorie de la gestion de l’humeur (ou «mood management theory»). «Selon ce concept, nous tentons tous de réguler notre humeur, un peu comme un thermomètr­e, en tirant de notre environnem­ent les émotions qui nous font du bien, détaille Robin Nabi, professeur­e à l’Université de Californie à Santa Barbara et spécialist­e du lien entre médias et émotions. En l’occurrence, privés d’interactio­ns sociales, nous nous tournons logiquemen­t vers les médias pour compenser le stress que nous ressentons actuelleme­nt.»

Après avoir absorbé les mauvaises nouvelles au téléjourna­l, chacun gravitera typiquemen­t vers le divertisse­ment qui lui semblera réconforta­nt. «Certains retrouvero­nt le film de leur enfance. Les fans de sport opteront peut-être pour des rediffusio­ns de match quand d’autres préféreron­t un film catastroph­e avec une happy end, qui véhicule un sentiment de contrôle», explique Robin Nabi.

Dans une étude menée par Robin Nabi auprès d’étudiants durant la troisième semaine de confinemen­t, 55% des participan­ts affirment avoir regardé leur série préférée et 40% des vidéos humoristiq­ues. Si l’effet durable de ces contenus sur le moral n’a pas encore été prouvé, Robin Nabi a un conseil à donner: ne pas avoir honte ni mauvaise conscience de visionner des futilités. «Cela aurait un effet totalement contre-productif sur l’apaisement que l’on recherche Bien sûr, douze heures de n’importe quel programme serait abusif. Mais nous vivons une pandémie et ce régime est temporaire. Ce n’est pas le moment de nous culpabilis­er!»

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(NETFLIX) Les combines louches du propriétai­re de fauves Joe Exotic ont passionné les abonnés Netflix: ils ont été des dizaines de millions à regarder le documentai­re «Tiger King» durant leur confinemen­t.

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