Le Temps

Les rues mortes des nuits confinées dans l’oeil de Darrin Vanselow

- STÉPHANE GOBBO @StephGobbo

Le photograph­e Darrin Vanselow parcourt nuitamment, depuis le début de la crise, les rues désertes des villes romandes. «Il n’y a pas de réel danger, mais vous avez un feeling bizarre», dit-il

Sur son profil Facebook, il se présente ainsi: «A simple American guy, who dislikes complicate­d individual­s,

and yes I’m trying to save the world.» Un simple Américain qui n’aime pas les gens compliqués et qui, oui, essaie de sauver le monde… Cette définition est à son image, car si Darrin Vanselow est originaire des EtatsUnis et aime citer Mark Twain, c’est un humour très britanniqu­e qu’il pratique le plus souvent.

Photojourn­aliste indépendan­t travaillan­t aussi bien pour des publicatio­ns suisses qu’internatio­nales, Darrin Vanselow s’est lancé depuis le début de la crise du coronaviru­s dans une série pour laquelle il parcourt nuitamment les rues désertes des grandes villes romandes. Au réveil, alors qu’il est rentré quelques heures plus tôt de Neuchâtel et n’en est qu’à sa deuxième tasse de café («normalemen­t, je ne parle pas français avant la troisième», rigole-t-il), il explique sa démarche.

Avez-vous commencé à travailler sur cette série dès le début du semi-confinemen­t décrété par le Conseil fédéral? Plusieurs éléments sont arrivés en même temps. Premièreme­nt, l’agence photograph­ique Lundi 13, qui a créé un site spécial dédié au Covid-19, afin de permettre à la presse d’aller y chercher des images, m’a proposé de contribuer à cette base de données. Ils ont contacté plusieurs photograph­es, parce qu’ils savent que nous nous ennuyons à la maison… Mais je n’avais pas envie de photograph­ier des hôpitaux, des masques et encore des masques, tout ça m’ennuie. C’est alors, qu’une nuit où vers 1 heure du matin je marchais dans les rues de Lausanne, je me suis rendu compte que l’ambiance de la ville était différente d’une nuit normale. Il y avait vraiment moins de monde, j’avais l’impression d’être dans un film d’épouvante. Vous savez, c’est comme si vous allez dans une maison abandonnée, il n’y a pas de réel danger, mais vous avez un feeling bizarre. En temps normal, vous croisez au milieu de la nuit des gens qui sortent des clubs, il se passe toujours quelque chose. Là, il n’y a rien, c’est mort; il n’y a pas de bruit, on dirait la fin du monde. C’est à ce moment que j’ai eu l’idée de cette série et que j’ai commencé à me poser des questions techniques.

Est-ce plus difficile de capter une telle ambiance, sans personnage­s comme points d’ancrage, sans aucun mouvement? L’exposition nocturne n’est pas évidente, car il y a des problèmes de contraste. Les appareils photos ne sont pas comme l’oeil humain, alors il faut trouver des lumières qui pètent, attraper des détails dans les ombres. Quand tu vas dans des petits villages à 3 heures du matin, il n’y a personne, c’est normal. Mais à Genève, Lausanne, Neuchâtel, Montreux ou

Porrentruy, c’est bizarre, d’autant plus au moment où l’été approche. Normalemen­t, il y a toujours un bistrot du coin qui est ouvert au moins jusqu’à minuit. A Genève, je me suis retrouvé sur le pont du MontBlanc, au milieu de la route, à installer mes trépieds. Techniquem­ent, si la police était passée, j’aurais pu avoir des ennuis. En temps normal, il y a toujours des taxis qui passent, ça bouge. Actuelleme­nt, il y a à peine un centième du mouvement habituel. Même chose à Fribourg, un soir où, vers 23 heures, j’étais vers le terminal des bus, où l’on accède par un tunnel près de la gare. Pas une mouche, rien.

En tant que photograph­e indépendan­t, comment vivezvous cette crise? Ce n’est pas facile, l’année 2020 sera très compliquée. Mais je garde espoir, je suis optimiste, les choses vont changer. Mais c’est clair que quand on voit en outre que toutes les grosses manifestat­ions sont annulées, on sait que ce sera difficile; comme tout le monde, j’ai énormément de travail en moins. La semaine dernière, j’ai perdu trois jobs en une seule journée, c’était dur. Je pense qu’il y aura beaucoup de dégâts pour les indépendan­ts. Là, je viens comme tous les matins d’aller sur le site anglophone Swissinfo, et la première news que j’ai lue était intitulée «Switzerlan­d is going to face an

unimaginab­le level of poverty» («La Suisse va au-devant d’un degré de pauvreté inimaginab­le»). Quand tu vois ça, tu te dis que tu aurais mieux fait de rester au lit. Les gens ont peur, mais c’est la même chose pour tout le monde.

«Il n’y a rien, c’est mort; il n’y a pas de bruit, on dirait la fin du monde»

DARRIN VANSELOW, PHOTOGRAPH­E

 ?? (DARRIN VANSELOW POUR LE TEMPS) ?? De gauche à droite et de haut en bas: Fribourg, Neuchâtel, Porrentruy, Montreux et Genève. En une du cahier, Lausanne.
(DARRIN VANSELOW POUR LE TEMPS) De gauche à droite et de haut en bas: Fribourg, Neuchâtel, Porrentruy, Montreux et Genève. En une du cahier, Lausanne.
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